Abstracts
Résumé
En l’espace d’une quinzaine d’années, entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000, un réseau d’acteurs opérant au sein des institutions de l’Union européenne va construire un dispositif transnational visant à mettre en nombre, mesurer et comparer différents aspects de l’irrégularité aux frontières des États membres. L’article présente une enquête historique inédite de ce dispositif, étudié à partir d’un de ses points d’émergence, le Centre d’information, de réflexion et d’échanges en matière de franchissement des frontières et d’immigration (CIREFI), créé en 1992 et démantelé en 2010 après sa fusion avec l’agence Frontex. Alors que la construction statistique de l’irrégularité n’a que peu retenu l’attention des études sur les frontières, cette recherche révèle les différentes opérations qui permettent la production de ces statistiques grâce à l’analyse d’un corpus d’archives au travers d’outils théoriques et méthodologiques issus de la sociohistoire de la quantification et des études criminologiques.
Mots-clés :
- Frontières,
- migration,
- quantification,
- statistiques,
- Union européenne
Abstract
In the space of a decade and a half, between the early 1990s and the mid-2000s, a network of actors operating within the institutions of the European Union (EU) established a transnational device designed to quantify, measure and compare various aspects of irregularity at the external borders of Member States. This article presents an original historical survey of this device by investigating one of its points of emergence, the Centre for Information, Discussion and Exchange on the Crossing of Frontiers and Immigration (CIREFI). Established in 1992, the CIREFI was discontinued in 2010 when its operations were transferred to the Frontex agency. While the processes that led to the statistical construction of irregularity have received little attention in border studies, this research reveals the various activities involved in the production of such statistics through the analysis of archives using theoretical and methodological tools derived from both the sociohistory of quantification and criminological studies.
Keywords:
- Borders,
- migration,
- quantification,
- statistics,
- European Union
Resumen
En el espacio de quince años, entre principios de la década de 1990 y mediados de la década de 2000, una red de actores que operaban en el seno de las instituciones de la Unión Europea construyó un sistema transnacional destinado a cuantificar, medir y comparar distintos aspectos de las irregularidades en las fronteras de los Estados miembros. Este artículo presenta un estudio histórico original de este sistema, basado en uno de sus puntos de surgimiento, el Centro de información, reflexión e intercambio en materia de cruce de fronteras e inmigración (CIREFI, por sus siglas en francés), creado en 1992 y desmantelado en 2010 tras su fusión con la agencia Frontex. Si bien la construcción estadística de la irregularidad ha recibido poca atención en los estudios sobre las fronteras, esta investigación revela las diversas operaciones implicadas en la producción de estas estadísticas mediante el análisis de un corpus de archivos utilizando herramientas teóricas y metodológicas derivadas de la sociohistoria de la cuantificación y de los estudios criminológicos.
Palabras clave:
- Fronteras,
- migración,
- cuantificación,
- estadísticas,
- Unión Europea
Article body
Introduction[2]
Les conditions historiques de production des statistiques concernant les mouvements et séjours irréguliers n’ont que peu retenu l’attention des études sur les frontières. Dans le contexte de l’Union européenne (UE), c’est surtout à l’usage de ces chiffres par les médias, les acteurs politiques ou technocratiques (Vollmer, 2011), leur enrôlement ostentatoire dans le « spectacle frontalier » (De Genova, 2002)[3], et leur contestation, dans le cas du décompte des morts aux frontières par exemple (Heller et Pécoud, 2020), que s’est consacrée la littérature savante. Pourtant, ces chiffres viennent bien de quelque part, et leurs usages tant spectaculaires que routiniers – ces derniers allant de la répartition des fonds de soutien et des capacités de l’UE auprès des États membres à la relocalisation des personnes réfugiées (Takle, 2017) – montrent bien qu’ils jouent un rôle structurant dans la constitution politique et épistémique du régime frontalier européen.
Les chiffres de l’irrégularité aux frontières extérieures de l’UE proviennent aujourd’hui de deux sources (Adam, 2022) : la banque de données Enforcement of Immigration Legislation (EIL) gérée par l’Office statistique de l’Union européenne Eurostat, et le Réseau d’analyse des risques de Frontex (Frontex Risk Analysis Network). Ces deux dispositifs de quantification proposent des séries de mesures portant par exemple sur les détections de franchissement irrégulier des frontières, les refus d’entrée, les détections de séjours irréguliers, de passeurs, de faux documents, ou encore les personnes faisant l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire ou ayant été effectivement expulsées. Si ces dispositifs sont connus et les mesures qu’ils produisent examinées dans la littérature en ce qu’elles divergent et se contredisent (Takle, 2017 ; Jeandesboz, 2020) ou en ce qu’elles produisent comme représentations faussées des flux irréguliers (Savatic et al., 2024), nous proposons dans cet article une enquête historique inédite sur leur genèse en examinant leur point d’émergence commun, le Centre d’information, de réflexion et d’échanges en matière de franchissement des frontières et d’immigration (CIREFI)[4]. Créé en 1992 sous la forme d’un groupe de travail du Conseil des ministres de l’UE, et dissous en 2010 pour être incorporé au sein de Frontex, le CIREFI a été pendant une quinzaine d’années un site crucial pour l’organisation d’échanges d’informations statistiques entre États membres de l’Union. C’est au travail déployé en son sein que l’on doit les premières compilations des chiffres européens de l’irrégularité aux frontières extérieures, au point que l’appellation « données CIREFI » fut, pendant un temps, largement familière des praticien·nes comme des chercheur·es (Jeandesboz, 2017, p. 263). Sur le plan de la littérature criminologique, notre enquête sur le CIREFI prolonge tout d’abord les travaux consacrés aux dispositifs statistiques dans le champ pénal, et notamment l’étude consacrée par Haggerty (2001) au Centre canadien de statistique juridique. Comme il le souligne, la démarche criminologique offre trois manières d’appréhender la question statistique. Dans une perspective positiviste ou réaliste, les chiffres correspondent à des évènements ou à des processus réels, c’est-à-dire qui existeraient antérieurement à leur mesure. Les perspectives critiques, par contraste, remettent en cause la représentativité de ces chiffres au nom de préoccupations diversement méthodologiques ou théoriques. La démarche « constructionniste », que Haggerty (2001) adopte en guise de dépassement, consiste à rompre cette opposition pour étudier les processus sociaux et notamment organisationnels impliqués tant dans la production de statistiques que dans l’élaboration de procédures pour vérifier leur « vérité » ou tout du moins leur degré d’exactitude. Si nous capitalisons sur l’approche proposée par Haggerty (2001), notre propre démarche la complète en prenant appui sur la sociohistoire de la quantification (SHQ), démarche structurée en France autour des travaux d’Alain Desrosières, et articulée autour de l’idée que la statistique est à la fois un outil de preuve et de gouvernement, un outil de savoir et (à l’origine) une science d’État, donc un outil de pouvoir. Les chiffres fournissent des informations sur nos sociétés, mais ont également un effet direct sur l’organisation de celles-ci, et à ce titre ne servent pas simplement à établir des constats objectifs, mais aussi à transformer le monde social (Desrosières, 2008). La SHQ a pour objet l’activité de quantifier, c’est-à-dire au sens large « exprimer et faire exister sous une forme numérique ce qui, auparavant, était exprimé par des mots et non par des nombres » (Desrosières, 2008, p. 10). L’activité de quantifier – faire du nombre ou mettre en nombre – ne se résume donc pas à mesurer « quelque chose qui existerait déjà », mais suppose préalablement « que soit élaborée et explicitée une série de conventions d’équivalences préalables, impliquant des comparaisons, des négociations, des compromis, des traductions, des inscriptions, des codages, des procédures codifiées et réplicables, et des calculs » (Desrosières, 2008, p. 10-11). Quantifier, selon l’expression consacrée, c’est donc convenir puis mesurer, et c’est la mise en place des conventions préalables à la mise en nombre de l’irrégularité aux frontières extérieures de l’UE que nous proposons d’enquêter ici.
Ce faisant, l’article alimente la réflexion sur les multiples modes d’objectivation qui « font » la frontière et les personnes migrantes (Tazzioli, 2020, p. 51). Il participe ainsi également de la réflexion ouverte depuis une vingtaine d’années dans le champ de la criminologie des frontières, qui étudie la manière dont, « en définissant qui peut aller et venir », le contrôle frontalier en vient à déterminer les termes de l’appartenance (membership) à une société donnée et, ce faisant, « les personnes qui ne doivent pas susciter d’inquiétude et celles qui ne sont pas à leur place » (Bosworth, 2008, p. 210). La criminologie des frontières montre ainsi comment, au croisement entre l’action publique en matière pénale et en matière migratoire, le contrôle frontalier ne se limite pas à la mise en oeuvre de catégories administratives et juridiques préétablies, mais est une pratique de production catégorielle à part entière (Bosworth et al., 2018 ; Zedner, 2013). Si la littérature en question est attentive aux modes d’objectivation par le droit (Stumpf, 2006) ou à l’oeuvre au travers du déploiement de dispositifs de mise en données (Aas, 2011), elle s’est moins penchée sur la catégorisation statistique qui fait l’objet de notre article. Sans prétendre combler une absence dans les connaissances savantes en la matière (voir p. ex. Inda, 2006), nous nous attachons ici à enrichir la compréhension du contrôle frontalier comme pratique de catégorisation en soulignant une des caractéristiques de l’activité de quantifier, à savoir que le travail conventionnel préalable est graduellement oublié, et qu’« [u]ne fois les procédures de quantification codifiées et routinisées, leurs produits sont réifiés. Ils tendent à devenir « la réalité », par un effet de cliquet irréversible » (Desrosières, 2008, p. 12). En revenant dans une perspective sociohistorique sur l’émergence du dispositif européen de quantification de l’irrégularité aux frontières, nous montrons que ces chiffres « européens » qui ont aujourd’hui la force de l’évidence sont le produit de la contingence et le fruit d’années de labeur consenties par un groupe relativement restreint d’acteurs.
L’article est organisé comme suit. La prochaine section est consacrée au cadre analytique et méthodologique de notre enquête. Il montre comment nous avons oeuvré à partir d’un corpus d’archives concernant le CIREFI entre 1991 et 2010. Notre démonstration s’articule ensuite en trois temps, suivant trois épisodes clés de cette collecte statistique. Nous reviendrons tout d’abord sur la réunion de Coblence en 1994 qui entend créer les « conditions préalables » à cette mise en nombre, pour comprendre dans un deuxième temps l’effort déployé pour l’amélioration de la qualité des statistiques grâce à l’adoption de « principes communs ». Nous reviendrons enfin sur les différents moyens mis en oeuvre dans le cadre de l’élargissement de cette collecte statistique sur le plan des institutions et des pays concernés. En conclusion, nous dirons un mot de la portée plus générale des éléments de genèse proposés dans l’article. Par une mise en perspective historique sur les modes d’objectivation qui participent, par la mise en nombre, à la construction du régime frontalier européen, notre travail ouvre notamment des perspectives réflexives concernant l’enjeu plus contemporain de la mise en données électroniques.
Méthodologie
Notre enquête a pour point de départ analytique et méthodologique la « formule » de la quantification proposée par la SHQ : quantifier, c’est convenir puis mesurer. Penser les chiffres, c’est penser les différentes étapes de leur production, de la mise en place des « conventions d’équivalence » à la collecte des données jusqu’à leur comparaison. La condition préalable à la production d’une statistique est « la construction cognitive et politique d’un espace conventionnel d’équivalence » (Desrosières, 2005, p. 5). Ces conventions d’équivalence reposent sur la définition des variables et des catégories qui serviront ensuite à mesurer. Il s’agit de se mettre d’accord sur ce qui constitue l’homogénéité des catégories qu’il faudra ensuite mesurer. L’origine de ces conventions peut être externe et antérieure au travail du statisticien (par exemple inscrite dans le droit ou les coutumes) ou produite par le statisticien lui-même au moment de la conception de l’enquête (Desrosières, 2001). Examiner comment l’on quantifie consiste à revenir au processus de définition des conventions d’équivalence, aux rapports de force en présence, mais également à la compréhension qu’en ont les différents acteurs impliqués.
Étudier la mise en nombre de l’irrégularité aux frontières de l’UE, à ce titre, consiste en premier lieu à analyser comment ont été construites, élaborées et stabilisées les catégories statistiques qui permettent dans un second temps la mesure (Adam, 2022, p. 27). De ce point de vue, les préconisations méthodologiques de la SHQ rencontrent sans difficulté les réflexions proposées dans les études criminologiques. Dans son étude déjà citée des statistiques pénales au Canada, Haggerty (2001) souligne ainsi que la « production et la reproduction de catégorisations [classifications] officielles », pour autant qu’elles « fonctionnent comme un processus d’arrière-plan invisible », ont pour effet de « délinéer les objets à gouverner : elles les rendent connaissables et potentiellement sujets à intervention politique » (p. 46).
Pour analyser les processus de construction des catégories de l’irrégularité aux frontières européennes, nous avons tiré parti du fait que nous arrivons désormais à un moment où les évènements des années 1990, dans le contexte de l’UE comme dans plusieurs contextes nationaux européens où s’applique la « règle des trente ans » (Guiney, 2020, p. 81), sont désormais à la portée d’un travail archivistique plus systématique. Au moment de réviser ces lignes (avril 2024), nous avons collecté plus de 350 documents couvrant la période allant de 1991, où s’amorcent au sein des instances européennes les discussions qui aboutiront à la création du CIREFI, à 2010, date à laquelle le Centre est démantelé et ses tâches transférées à Frontex. Ces archives ont été obtenues pour la très grande majorité auprès du service des archives du Secrétariat général du Conseil de l’UE à Bruxelles[5], et pour quelques-unes auprès des archives de l’Office des étrangers belge et des archives du ministère de l’Intérieur français à Pierrefitte-sur-Seine, dont les représentants respectifs participaient au CIREFI. Le corpus ainsi constitué reprend donc principalement des documents officiels du Secrétariat général du Conseil sous la forme de documents standards (ST) et de communications (CM), de comptes-rendus de réunions ou de documents de travail. Parmi tous ces documents, tous ne traitent pas directement de questions statistiques. Sur les 331 documents officiels du Conseil, 58 documents mentionnent le terme « statistique » et parmi ces documents, seuls quelques-uns reprennent des informations sur le travail de construction statistique mené au sein du CIREFI. Dans le cadre de l’analyse proposée ici, nous avons retenu la dizaine de documents concernés. Le contraste entre l’importance affichée du travail statistique mené par le CIREFI et le nombre finalement limité de documents qui abordent dans le détail cet enjeu est notable. Il est révélateur, à notre sens, du fait que les membres du CIREFI n’étaient pas des statisticiens professionnels. Les quelques informations disponibles au sujet des identités et affiliations des officiels participant aux réunions du Centre indiquent qu’ils appartenaient aux services nationaux de l’Intérieur, de l’Immigration, de la Justice et plus rarement des Affaires étrangères, ainsi qu’aux services de police, notamment de coopération internationale ou des frontières, dont la participation ne constituait qu’une petite partie de leur temps de travail. Étaient occasionnellement invités des officiels d’autres entités, représentants d’États tiers ou d’autres agences et services européens tels qu’Europol ou Eurostat dans la deuxième moitié des années 1990.
Le choix de la collecte et de l’analyse d’archives comme méthode de recherche s’est donc avéré nécessaire pour travailler sur un dispositif statistique dont il ne reste aujourd’hui que peu de traces. Ce travail d’archive a toutefois été complété par deux entretiens semi-directifs conduits par Pauline Adam auprès de deux anciens fonctionnaires de la police fédérale allemande ayant participé tant à la réunion de Coblence dont nous traitons dans la prochaine section, qu’aux réunions du CIREFI jusqu’à la fin des années 1990[6]. L’un était exceptionnellement directement cité dans les archives et il nous a communiqué le contact du deuxième enquêté à l’issue de notre échange. Ces entretiens se sont concentrés sur les souvenirs de ces deux acteurs quant à leur participation aux réunions du CIREFI, sur les débats et sujets de réflexion de ces réunions et sur leur implication dans le travail de production statistique. Ils ont notamment permis de confirmer certaines de nos hypothèses et d’obtenir de nouvelles informations sur la circulation des pratiques en matière de production de statistiques internationales.
La combinaison entre examen de documents et entretiens nous a permis de sélectionner trois épisodes spécifiques dans la première décennie d’existence du CIREFI du point de vue de la mise en nombre, et dont l’examen plus approfondi est l’objet, sur le mode de la vignette analytique, des trois sections qui composent le reste de l’article. Ces épisodes sont notables parce qu’ils ont laissé des traces durables dans l’organisation du travail statistique du Centre, identifiables notamment en ce que les documents produits à ces occasions continuent d’être mentionnés, parfois des années plus tard, dans les archives. Nous avons ensuite approfondi l’étude de chacun de ces épisodes en tirant parti de propositions structurantes issues de la littérature sur la quantification en SHQ comme en études criminologiques. En particulier, nous retenons la proposition formulée par Haggerty (2001) d’appréhender la production de connaissances en général et la mise en nombre en particulier comme le résultat de processus conjoints d’« intéressement », de « traduction » et d’« enrôlement » (p. 60-61), concepts empruntés à la sociologie de l’acteur réseau (Callon, 1986). Ce geste permet d’expliciter et de détailler les réseaux et différentes activités qui amènent à la production de chiffres. Pour Haggerty (2001), l’« intéressement » désigne le processus par lequel les scientifiques, dans notre cas les membres du CIREFI, identifient les entités pertinentes, qu’elles soient humaines ou technologiques, pour permettre à la mise en nombre de se dérouler, la « traduction » celui par lequel ces entités sont ensuite adaptées et modifiées aux objectifs de la mise en nombre dans l’intérêt dans notre cas des membres du CIREFI[7], tandis que l’« enrôlement » implique la stabilisation des relations entre entités intéressées puis traduites afin que la mise en nombre soit routinisée et s’inscrive dans la durée. Les différentes étapes de production de statistiques identifiées par la SHQ, de la mise en place des conventions d’équivalence, au codage, jusqu’à la comparaison internationale des données sont travaillées simultanément par ces trois processus. En effet, les catégories ne cessent d’être discutées et redéfinies alors même que la mesure a lieu et que les données font l’objet de comparaisons au sein du CIREFI. S’il est tentant de considérer que les processus repris d’Haggerty (2001) sont séquentiels (intéressement puis traduction puis enrôlement), l’analyse de chacune des vignettes ci-dessous montre ainsi qu’il faut interpréter leur déploiement comme synchronique, avec des variations de centralité. C’est autour de cette variation que s’organise notre analyse, dans la mesure où nous montrons que si les opérations d’intéressement persistent au sein du Centre pendant toute la période considérée, elles deviennent moins centrales au fil du temps, alors que les opérations de traduction et d’enrôlement deviennent plus importantes, indiquant la stabilisation contrariée mais progressive d’un « espace conventionnel d’équivalence » et la réification des chiffres ainsi produits.
Coblence 1994 : « créer les conditions préalables » à la mise en nombre
Entre le 17 et le 19 mai 1994, un groupe dit d’« experts CIREFI » se réunit dans les locaux de Direction de la protection des frontières (Grenzschutzdirektion) à Coblence, à l’initiative du gouvernement allemand qui s’apprête à prendre la présidence tournante de l’UE en juillet. À l’époque, le CIREFI existe formellement depuis 1992, mais l’activité de quantifier au sein du Centre est limitée. Des premiers échanges de statistiques nationales n’ont d’ailleurs commencé que depuis le début de l’année 1994 et de manière improvisée, sans concertation ou accord sur les catégories à mesurer et leur définition commune. Par télex ou télécopieur, les services des États membres responsables du contrôle frontalier et de l’immigration communiquent au secrétariat du Centre à Bruxelles un tableau statistique, intitulé « Immigration dans les États membres de l’Union européenne, légale et illégale » et reproduit dans la Figure 1 ci-dessous[8].
Au vu de ce tableau statistique partagé au sein du Centre dès février 1994 (document 4668/94), il peut être surprenant de lire, dans le compte-rendu communiqué un mois plus tard aux représentants des États membres réunis à Bruxelles, que l’un des objectifs de la réunion de Coblence était de « créer les conditions préalables permettant aux autorités chargées du contrôle des frontières d’échanger données statistiques et expériences en ce qui concerne les entrées illégales et les activités de passeur, et de préciser les modalités de cet échange de données » (document 8018/94, p. 3), puisque ces échanges semblaient déjà exister. On pourrait arguer du fait que le tableau statistique de février 1994 présente des problèmes méthodologiques de comparabilité, puisque les catégories qu’il s’agit de mesurer – les entités intéressées et traduites – mélangent des actes administratifs (autorisations de séjour), des personnes, et des activités opérationnelles (expulsions). À Coblence, néanmoins, les experts réunis estiment qu’« il était nécessaire d’harmoniser un certain nombre de notions pour pouvoir échanger des données statistiques » (document 8018/94, p. 4), et élaborent à cette fin une série de définitions reprises dans la Figure 2.
Outre l’adoption de ces « notions communes », les experts considèrent par ailleurs que « l’échange d’informations statistiques devait nécessairement se faire au moyen de formulaires uniformes » (document 8018/94, p. 6), et proposent au CIREFI d’adopter les modèles élaborés par leurs soins. Le formulaire uniforme proposé consiste en une succession de six tableaux statistiques, correspondant à chacune des six notions communes détaillées ci-dessus. Par économie, nous ne présentons dans la Figure 3 ci-dessous que le premier de ces tableaux, sachant que chacun des six est organisé de manière identique.
Du point de vue de la mise en nombre, l’épisode de Coblence 1994 conforte et nuance simultanément le propos de fond de la SHQ. Si le travail fourni par les participants montre clairement l’importance de l’élaboration de conventions d’équivalence, sous la forme de définitions des entités à mesurer qu’il s’agit d’« harmoniser », il est notable que ces débats se déroulent alors que l’activité de mesure a déjà été lancée au sein du CIREFI. On mesure ici a priori, avant de convenir ou en tout cas avant d’avoir décisivement convenu, mais il faut dans le même temps remarquer qu’un glissement s’est effectué entre le premier tableau statistique circulé en février 1994 et celui qui est élaboré à Coblence, qui concerne tout d’abord les opérations d’intéressement à l’oeuvre. Disparaissent à Coblence les entités et catégories de l’« immigration légale », des « demandeurs d’asile » et des « personnes bénéficiant d’un statut protégé temporaire », correspondant aux dimensions considérées comme régulières des mouvements internationaux de personnes. Sont exclusivement retenues ou ajoutées des catégories relevant en revanche de l’irrégularité. Sont par ailleurs enrôlées dans le « schéma cognitif » (Didier, 2011) de Coblence de nouvelles entités d’ordre géographique – la catégorie des frontières, dans leur déclinaison aérienne, terrestre et maritime – et administratif – la catégorie des nationalités. Le tableau de Coblence, enfin, introduit deux objectifs de mesure supplémentaire, celui de l’évolution en pourcentage de la catégorie entre deux périodes de recueil, et celui du classement en ordre décroissant des nationalités les plus présentes pour chaque catégorie.
La deuxième activité conventionnelle menée à Coblence est l’élaboration de définitions pour chacune des catégories à mesurer. Ce qui retient l’attention ici, c’est leur caractère apparemment improvisé, alors qu’elles renvoient à des actes susceptibles d’incriminations pénales, telle la notion de « passeur », ou des actes administratifs spécifiques tels la reconduite à la frontière. Les archives ne mentionnent aucune source pour ces définitions, mais les entretiens complémentaires avec d’anciens fonctionnaires allemands ayant assisté à la réunion et travaillé dans le cadre du CIREFI sont éclairants. Fonctionnaire A explique pour sa part que c’est au travers de discussions au sein de l’Association du transport aérien international « qu’on avait commencé à discuter de l’échange d’informations sur l’immigration irrégulière. Les mêmes personnes se retrouvaient entre les différents groupes. Le CIREFI n’était qu’un groupe parmi tant d’autres » à l’échelle internationale[9]. Les définitions adoptées à Coblence résulteraient alors d’une série de traductions menée par le groupe d’experts s’inspirant notamment d’échanges dans le cadre d’un groupe de travail de Consultations intergouvernementales sur le droit d’asile, les réfugiés et les migrations (CIG), un forum de discussion informel créé en 1985 par un groupe de 16 pays occidentaux, dont l’Allemagne. Comme l’évoque de son côté Fonctionnaire B :
« Début 1994, nous avons présenté […] le rapport des CIG à une réunion CIREFI. […] On a décidé, « OK, on veut avoir au CIREFI un genre de collecte régulière de données sur la base de formulaires », pas seulement sur le trafic de personnes, mais sur les entrées illégales, l’utilisation de faux documents, et ainsi de suite. Beaucoup d’éléments qui avaient fait l’objet de discussions au CIREFI, mais maintenant ils voulaient avoir un système. […] Donc on a organisé ça à Coblence en 1994. […] Et c’était une réunion de deux jours. J’avais à nouveau la responsabilité de préparer la réunion et de faire des propositions, à cause de notre connaissance des CIG. Et j’ai fait un peu ça, de la même manière. Comme dans le groupe de travail CIG, j’ai préparé des définitions et des formulaires et c’est ce sur quoi on a travaillé à cette réunion à Coblence. Avec les experts des États membres […] j’ai utilisé les définitions que je connaissais déjà des CIG[10]. »
Questionné sur l’absence de fondement juridique clair, y compris dans le droit européen de l’époque (largement inexistant sur le sujet, il est vrai), Fonctionnaire A indique n’avoir « pas fait appel pour cette réunion à des juristes car nous étions des praticiens, avec une connaissance pratique de ce que nous voulions, notre objectif était de définir ensemble le problème et de réfléchir ensemble à des termes communs pour disposer de statistiques dont nous avions besoin […] faire appel à un juriste amènerait des complications parce que les juristes insistent sur les différences. Nous voulions rester entre praticiens[11] ».
Les définitions adoptées à Coblence résultent donc d’une double opération de traduction. Des définitions de catégorie circulant à l’international sont adaptées au contexte de la mise en nombre à l’échelle de l’UE, d’une part. Cette première traduction s’inscrit notamment dans un contexte politique international où les hauts fonctionnaires et diplomates membres du CIG font de la migration irrégulière un objet central de la gestion des migrations (Oelgemöller, 2017). Ces définitions sont d’autre part alignées sur les préoccupations et intérêts de « praticiens », vocable par lequel il faut entendre au vu de l’affiliation de nos enquêtés à l’époque, les fonctionnaires des ministères de l’Intérieur et des services de police dédiés au contrôle frontalier et migratoire des États membres de l’UE. De ce point de vue, le formulaire harmonisé également adopté à Coblence n’est pas un simple détail technique, mais vise à stabiliser les entités intéressées et les traductions opérées en les enrôlant dans un format de communication standard. L’adoption du formulaire, à ce titre, est également un moyen de surmonter les objections et les doutes qui demeurent quant à la pertinence des catégories et définitions élaborées, comme le souligne Fonctionnaire B :
« La réunion commence et les définitions sont débattues, et j’ai essayé d’amener le problème de la comparabilité des données, des différents cadres juridiques, des différences de définition, et ainsi de suite. Celui qui présidait la réunion, notre collègue du ministère de l’Intérieur [allemand], présidait aussi les réunions CIREFI, et on avait la présidence [allemande] de l’UE [qui se profilait], il ne voulait pas parler des problèmes, parler des définitions, de comment comparer les données. Il voulait un résultat, il voulait un produit à présenter à la réunion suivante du CIREFI, et donc on a défini[12]. »
Les effets des opérations d’intéressement, de traduction et d’enrôlement déployées à Coblence sont notables. Après plusieurs réunions du CIREFI à Bruxelles pour discuter des propositions du groupe d’experts, l’instance décisionnelle ministérielle compétente de l’UE à l’époque, le Conseil Justice et affaires intérieures (JAI), approuve en novembre 1994 un document qui précise le mandat du CIREFI et place l’échange d’informations statistiques sur la base des catégories et du formulaire de Coblence au coeur des activités du Centre (Conseil de l’UE, 1994). Les échanges de statistiques au moyen du formulaire de Coblence commencent dès 1995 au sein du CIREFI, sur la base de l’analyse des données du dernier trimestre de 1994.
Des « principes communs » pour améliorer la qualité des données
Le 17 octobre 1997, les délégations des États membres au sein du CIREFI reçoivent communication d’un document dégageant les « Principes communs pour l’échange de données CIREFI » (document 11465/1/97) émanant du « groupe des experts en statistique » (CSE) créé quelques mois plus tôt par le Centre. Le document réaffirme les objectifs de l’échange de données statistiques, précise les définitions de chaque catégorie à renseigner et le but de la collecte, en fournit une explication circonstanciée, et précise les limites des statistiques ainsi compilées. Trois ans après, il pourrait donc sembler que l’espace d’équivalence pour la mise en nombre de l’irrégularité aux frontières de l’UE établi par le groupe de Coblence soit déjà remis en cause par le CIREFI. Il faut néanmoins détailler plus précisément le type d’opérations conventionnelles à l’oeuvre dans les « principes communs » proposés par le CSE afin de comprendre la portée de cette remise en cause.
Comme l’explique Fonctionnaire B, qui après Coblence continua d’être impliqué au sein des travaux et réunions du CIREFI à Bruxelles, la préoccupation à laquelle le CSE fait à l’époque écho est que les administrations nationales concernées « envoyaient les données au secrétariat général du Conseil à Bruxelles et envoyaient les données avec de nombreuses remarques[13] ». Dans ces remarques, elles précisaient que ces données étaient « leurs données et que ces données ne correspondaient pas à certaines parties des définitions générales » ou encore qu’« elles ne disposaient pas de telles données, mais que d’autres étaient disponibles[14] ». Fonctionnaire A, également impliqué dans le suivi de la réunion de Coblence, confirme que « les difficultés du tableau étaient les définitions communes. Chaque pays vivait dans son propre monde avec ses propres spécificités. Chaque pays avait sa propre définition[15] ». Ces difficultés se comprennent par le fait que le type de mise en nombre effectué par le truchement du CIREFI relève de ce qu’Alain Desrosières appelle une « harmonisation par les produits » (Desrosières, 2008, p. 206). Le CIREFI ne produit en effet pas directement de données. Celles-ci sont collectées par les services statistiques ministériels ou les services de police concernés à l’échelle nationale, avant d’être mises en circulation à l’échelle européenne par le biais du CIREFI. Par contraste avec une harmonisation dite « des méthodes » qui suppose une harmonisation de toute la chaîne de production, l’harmonisation dite « des produits » passe par la définition en amont des concepts statistiques en laissant ensuite à chaque pays le soin de mettre en oeuvre ces définitions en fonction des spécificités administratives ou culturelles locales.
Les enjeux auxquels est confronté le Centre dans la deuxième moitié des années 1990 concernent donc essentiellement la modification de l’identité des entités impliquées dans la mise en nombre et la stabilisation de la transmission des chiffres nationaux aux fins de leur conversion en chiffres européens. Les « Principes communs » du CSE, à ce titre, relèvent avant tout d’opérations de traduction et d’enrôlement. On retrouve donc dans les « Principes » les six catégories à renseigner de Coblence, qui sont toutefois précisées notamment dans le cadre d’un rapprochement avec des énoncés juridiques. Les définitions de ces catégories sont reproduites ci-dessous dans la Figure 4.
Le terme « étranger », par exemple, est remplacé par la référence aux « personnes ne relevant pas du droit communautaire », et les définitions modifiées renvoient aussi systématiquement que possible au fait que le décompte porte sur des personnes « dont il est officiellement établi » qu’elles sont impliquées dans des circonstances irrégulières. Par ailleurs, les « Principes », mentionnés plus haut, précisent en détail les conditions dans lesquelles les autorités nationales peuvent ou non transmettre des chiffres au CIREFI. Cela suggère une attention plus grande accordé à l’enrôlement de ces autorités. À titre d’exemple, pour la définition de la catégorie 1 (personnes faisant l’objet d’un refus d’entrée), les « Principes » indiquent que « les ressortissants de pays tiers relevant de cette catégorie sont refoulés à l’arrivée ou peu après (dans les 36 heures). Plusieurs États membres de l’UE établissent des relevés chiffrés pour les demandeurs d’asile qui n’obtiennent finalement pas de permis de séjour. Lorsqu’il est possible d’enregistrer les données à l’arrivée, nous pouvons établir des relevés de ces données. Dans les cas contraires, par exemple lorsque les données sont enregistrées dans les chiffres trimestriels neuf mois après l’arrivée, ces chiffres doivent être exclus dans la mesure du possible » (document 11465/1/97, p. 3). Il s’agit ici de stabiliser la mise en nombre en précisant exactement ce qui doit être transmis, et en répondant par anticipation aux remarques, objections ou réserves qui pourraient accompagner cette transmission. Les « Principes » indiquent d’ailleurs que « si l’exactitude des données à fournir paraît douteuse pour quelque raison que ce soit, il convient d’inscrire la mention « inconnue » (document 11465/1/97, p. 2). Mieux vaut, en d’autres termes, ne pas fournir de chiffres que des chiffres inexacts.
Les « Principes » proposés par le CSE retravaillent donc les contours des catégories des « données CIREFI » et la manière dont ces catégories doivent être interprétées pour permettre la stabilisation de la mise en nombre, mais ne remettent pas en cause les opérations d’intéressement initiales conduites par le groupe de Coblence. La discussion se déporte sur l’enjeu de la fiabilité. En détaillant les limites de la définition proposée pour la catégorie 1 déjà mentionnée, le rapport du CSE note ainsi qu’en vertu des différences entre contextes nationaux en matière de législation, de procédures d’enregistrement des refus d’entrée, ou de l’organisation des services administratifs concernés, les données concernées « sont souvent incomplètes et offrent rarement une base de comparaison absolue » (document 11465/1/97, p. 3). Parmi les limites évoquées au sujet de cette catégorie, le document rappelle par exemple que « le trafic frontalier local peut fausser quelque peu les chiffres » (document 11465/1/97, p. 3). Il est également relevé que cette catégorie ne permet pas de faire la distinction entre les « personnes refoulées en tant que candidats à l’immigration et celles qui sont refoulées pour des raisons à caractère plus technique, c’est-à-dire pour n’être pas munies de documents de voyage » (document 11465/1/97, p. 3). Le document précise enfin que parmi les problèmes posés par la définition proposée, « et non le moindre, les chiffres présentés en ce qui concerne le refoulement ne sont pas rapportés à l’ampleur globale du trafic ni au nombre total de voyageurs pour chaque nationalité », ce qui implique que le calcul de tendance ne peut se faire qu’à partir de chiffres absolus, et non sur la base d’une proportion du nombre total de personnes franchissant un segment spécifique des frontières extérieures de l’UE, ou du nombre total de personnes d’une nationalité déterminée sollicitant l’entrée sur le territoire d’un État membre particulier (document 11465/1/97, p. 4). Ce dernier point ne débouche pas sur la conclusion logique que des entités supplémentaires devraient être intéressées dans le cadre des statistiques du CIREFI, ce qui indique que l’orientation fondamentale imprimée à Coblence – mettre en nombre l’irrégularité aux frontières par et pour elle-même, parce qu’elle constitue un problème en soi – n’est pas remise en cause.
Élargir la mise en chiffre
Les « Principes » présentés en 1997 par le CSE au CIREFI laissent voir que l’espace d’équivalence construit pour permettre la mesure à l’échelle européenne de l’irrégularité aux frontières reste inachevé. Malgré ces limites, le CIREFI en lien avec la Commission européenne entreprend à partir de 1998 une double expansion du dispositif statistique dont il est désormais le centre, qui fait d’ailleurs l’objet d’un plan d’action (Commission européenne, 1998). Cette expansion est à la fois institutionnelle et concerne l’enrôlement de l’Office statistique européen Eurostat, et géographique en ce qu’elle prévoit l’enrôlement des pays candidats au statut d’État membre à l’époque (principalement les pays d’Europe centrale et orientale [PECO], et Chypre) ou de l’Espace économique européen (Islande, Norvège). Ce double élargissement souligne un déport vers les opérations d’enrôlement dans le cadre de la mise en nombre qui nous intéresse ici.
Au moment de l’adoption du plan d’action de la Commission européenne, l’implication d’Eurostat est en discussion depuis plusieurs années. L’Office collecte des données sur les « migrations légales » depuis 1991 au moyen de tableaux uniformisés, et lance en 1996 une étude sur « la mesure de la migration clandestine en Europe » (Delaunay et Tapinos, 1998), qui ne se traduira toutefois pas tout de suite par la création d’un dispositif statistique autonome du CIREFI. Des représentants d’Eurostat sont régulièrement invités aux réunions du CIREFI, par exemple en décembre 1996, lorsque l’Office présente au CIREFI un document de travail sur les pistes d’amélioration de la collecte et de la qualité des statistiques (document 05044/97). Trois mois avant que soit officiellement décidée l’implication d’Eurostat (mars 1998), la délégation irlandaise qui préside à cette époque le CIREFI indique aux autres délégations qu’Eurostat se chargera de « collecter les données qui sont actuellement fournies par les États membres pour les tableaux I à VI [les tableaux créés par le groupe de Coblence] », mais aura un rôle d’analyse limité « à présenter sous une forme facile à consulter les principales tendances, les évolutions observées et des remarques sur la qualité des données », tandis que « l’interprétation de ces données serait réservée à des experts nationaux travaillant avec le CIREFI » (document 05128/98, p. 3, soulignement d’origine). Le coeur du dispositif statistique reste donc bien ici le CIREFI et ses experts nationaux, c’est-à-dire des représentants des ministères de l’Intérieur et des services de police responsables du contrôle frontalier et migratoire, et non le service européen spécifiquement dédié à la mise en nombre à l’échelle européenne. Eurostat est donc impliqué pour stabiliser le dispositif statistique, mais ne se voit pas transférer de nouvelles responsabilités.
La même dynamique est à l’oeuvre s’agissant de l’extension géographique du dispositif statistique piloté par le CIREFI aux PECO et à Chypre, à l’Islande et à la Norvège. En 1997, il est proposé de créer une « chambre de compensation » conjointe qui traiterait spécifiquement de cette question (document 05344/1/97). L’objectif est alors « de parvenir à une participation totale des États candidats à l’échange de statistiques du CIREFI, dans le but de disposer d’un système unique de statistiques relatives à la police des étrangers pour l’ensemble de l’espace constitué par les États membres de l’Union européenne et les États candidats à l’adhésion » (document 10901/1/98, p. 2). L’incorporation des PECO et de Chypre est actée en décembre 1998, et celle de l’Islande et de la Norvège en juillet 1999. Elle se matérialise par la mise en place de différents outils pour étendre l’espace d’équivalence et accompagner les États concernés. À titre d’exemple, la chambre de compensation mentionnée plus haut est créée et se réunira tous les deux mois à partir de 1998, en parallèle des réunions mensuelles du CIREFI. Des partenariats (Belgique-Hongrie, Grande-Bretagne–Bulgarie, etc.) sont établis pour encourager les échanges bilatéraux et assurer un meilleur accompagnement. Cette opération géographique d’enrôlement s’accompagne par ailleurs d’une stabilisation définitive des catégories et définitions permettant la production des statistiques CIREFI par l’adoption d’une version définitive des « Principes communs » produits par les « experts statisticiens » du CSE, dont la seule modification notable est la réduction de six à cinq catégories statistiques par la fusion de deux entités intéressées, celles des « étrangers en séjour irrégulier » et des « étrangers entrés clandestinement » désormais confondues dans la catégorie « étrangers en situation irrégulière » (document 8927/1/98).
Conclusion
Les chiffres utilisés aujourd’hui pour « mettre en crise » le régime frontalier européen sont le produit contingent de la construction progressive, contrariée et partiellement inaboutie d’un espace d’équivalence dont les contours se dessinent à partir du début des années 1990. Ils sont aussi le fruit du labeur d’un groupe très restreint d’acteurs animés initialement par la notion pratique que l’irrégularité aux frontières européennes est un problème à résoudre, un problème en soi et un problème distinct des dimensions régulières du franchissement de ces frontières et de la migration. Comme nous l’avons montré, l’intéressement des entités relevant de l’irrégularité, une fois opérée à Coblence en 1994, n’est plus remis en cause et l’essentiel des activités qui suivront consistera à préciser la définition des catégories concernées (traduire) et à assurer la stabilité du dispositif statistique permettant de les mesurer (enrôler). La démarche adoptée dans notre texte permet de montrer plus précisément comment se manifeste cet « effet cliquet » et la réification des chiffres produits, et comment le mode d’objectivation statistique contribue, de cette manière, à la construction de la migration comme « catégorie problématique », en soulignant par ailleurs qu’il est central de s’interroger sur « qui a le pouvoir de compter » et comment s’organise la « monopolisation de l’autorité quantitative » (Beerli, 2017, p. 65).
L’espace à notre disposition ici ne permet pas de traiter avec l’attention au détail nécessaire des développements simultanés et ultérieurs dont l’examen aurait pu prolonger la genèse proposée. Si le CIREFI s’affirme à la fin des années 1990 comme le point focal de la production de statistiques sur l’irrégularité aux frontières dans le contexte de l’UE, il cohabite avec des réseaux et dispositifs dont il est envisageable, sur la base de travaux plus généraux sur la coopération policière européenne (Bigo, 1996), qu’ils ont pu être des concurrents. Dans le cadre de la coopération intergouvernementale établie par l’Accord de Schengen de 1985 et sa Convention d’application de 1990, par exemple, un groupe de fonctionnaires (le sous-groupe Frontières) fut chargé à partir de décembre 1995 d’opérer un « outil statistique inspiré des travaux réalisés dans le cadre du CIREFI » (Comité exécutif Schengen, 1995, p. 17). Étant donné, comme nous l’avons montré, le nombre restreint d’officiels travaillant à ces questions dans les États membres à l’époque, et leur propension à circuler dans de multiples forums internationaux où ces enjeux étaient discutés, il n’est pas à exclure que les mêmes personnes étaient impliquées au CIREFI et dans la coopération Schengen, ce qui renforcerait les résultats de notre enquête.
Comme Jeandesboz (2017) le relève ailleurs, enfin, l’émergence d’un dispositif statistique au sein du CIREFI est un trait marquant, mais n’épuise pas pour autant le sujet des activités du Centre. On y discute très tôt de la mise en place d’une procédure de partage sinon de renseignement, au moins d’informations opérationnelles en temps quasi réel, sous la forme d’un système d’alerte précoce mis en place après 1998, qui sera informatisé, comme le sera l’échange de données statistiques à partir de la deuxième moitié des années 2000 dans le cadre d’un réseau de communication dédié, le système ICONET. Le CIREFI est aussi une des arènes où est mise en discussion la « mise en données » du régime frontalier européen, c’est-à-dire le déploiement de systèmes informatisés reposant sur l’utilisation de données électroniques personnelles sur les ressortissants de pays tiers franchissant les frontières extérieures de l’UE et/ou y résidant. Il s’agissait déjà d’un enjeu évoqué par le groupe de Coblence, qui indique avoir « conclu que l’échange de données concrètes [opérationnelles] était certes nécessaire, mais qu’il importait aussi, si l’on voulait empêcher efficacement les entrées clandestines et agir […] contre cette forme de criminalité que sont les passages clandestins, que les autorités des États membres […] échangent entre elles […] les données individuelles relatives aux passeurs, faussaires et autres personnes impliquées » (document 8018/94, p. 7). Ces éléments suggèrent deux axes de recherches à mener : celui de l’analyse des imbrications entre mise en nombre et mise en données, qui a largement retenu l’attention de la littérature sur le contrôle frontalier, y compris dans le domaine criminologique ces dernières années ; et celui de l’historicité des modes d’objectivation de la frontière et des mobilités, dont cet article souhaite contribuer à la mise en avant.
Appendices
Notes
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[1]
Université libre de Bruxelles, Avenue Franklin D. Roosevelt, 50 – CP 172/01, 1050 Bruxelles, Belgique
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[2]
Ce texte est co-écrit et la collaboration entre les deux auteur·es s’est organisée comme suit. La collecte empirique (archives et entretiens) a été amorcée sur la base de plusieurs documents obtenus par Julien Jeandesboz pour un autre projet, et principalement menée par Pauline Adam dans le cadre d’une recherche plus globale. Les deux auteur·es ont ensuite contribué à parts égales à l’analyse des données et à la rédaction du présent texte, qui a pour base une communication présentée en 2022 au 16e congrès annuel de l’Association française de science politique.
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[3]
Sauf indication contraire, les traductions sont des auteur·es.
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[4]
Par simplicité, nous utiliserons alternativement CIREFI et « le Centre » pour désigner cette entité dans la suite de l’article.
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[5]
Les archives de l’UE ne sont systématiquement numérisées, recensées et partiellement disponibles en accès par le biais d’un registre électronique des documents qu’à partir de 1998. Pour les documents antérieurs à cette date, nous avons construit une première liste à partir des cotes référencées dans les archives numérisées et publiquement disponibles, et introduit une demande d’accès aux documents. Grâce à des contacts fructueux avec le service des archives du Conseil, nous avons dans un second temps complété cette liste avec toutes les cotes des documents CIREFI existant à notre connaissance et à celle du service en question, et demandé à avoir accès, par le biais d’une seconde série de demandes d’accès, à ceux couvrant la période 1993-1998.
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[6]
Désignés ci-après comme Fonctionnaire A (ancien officiel de la Grenzschutzdirektion, la Direction de la protection des frontières de la police fédérale allemande, entretien réalisé en mars 2023 en ligne par Pauline Adam), et Fonctionnaire B (ancien officiel de la police fédérale allemande et membre du CIREFI jusqu’à la fin des années 1990, entretien réalisé en mai 2023 en ligne par Pauline Adam).
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[7]
Voir aussi, en SHQ, Nivière (2005).
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[8]
Les archives à notre disposition fournissent des informations limitées sur les services nationaux concernés et représentés lors des réunions du Centre à Bruxelles. Les comptes-rendus de réunion ne nomment que les délégations nationales (« la délégation française indique que… »), jamais les fonctions. Les archives françaises consultées permettent d’identifier plus précisément les représentants de ce pays lors des réunions bruxelloises, à savoir des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, et les services impliqués, principalement la Direction centrale de la police aux frontières et la sous-direction de lutte contre l’immigration irrégulière.
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[9]
Entretien en ligne, mars 2023, Pauline Adam. Tous les extraits d’entretien sont traduits de l’anglais.
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[10]
Entretien en ligne, mai 2023, Pauline Adam.
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[11]
Entretien en ligne, mars 2023, Pauline Adam.
-
[12]
Entretien en ligne, mai 2023, Pauline Adam.
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[13]
Entretien en ligne, mai 2023, Pauline Adam.
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[14]
Entretien en ligne, mai 2023, Pauline Adam.
-
[15]
Entretien en ligne, mars 2023, Pauline Adam.
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