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En 2016, Pierre-Olivier[1] a été admis au projet Intervention multisectorielle programmes d’accompagnement à la cour (IMPAC) de la Ville de Québec alors qu’il était accusé de voie de fait contre des membres de sa famille. Une avocate de l’aide juridique rencontrée par Radio-Canada le décrit comme un jeune « plutôt perdu, peu orienté », qui avait « des problématiques de consommation »[2]. « Ça faisait déjà un certain temps que j’avais de la difficulté avec mes émotions et je consommais du cannabis de façon régulière, se rappelle Pierre-Olivier. Je prenais déjà de la médication pour la concentration et ça a fait un mélange chimique, et c’est là que j’ai commencé à faire des psychoses toxiques. Ça m’a amené à être interné en psychiatrie dans une unité à sécurité maximale[3]. »

À l’admission de Pierre-Olivier au projet IMPAC, l’avocate raconte qu’il présentait « une nonchalance, une négligence par rapport aux infractions, par rapport au système[4] ». S’il y a eu « plusieurs remises en question » au cours de sa prise en charge, « finalement on achève, insiste-t-elle, on arrive au bout du processus avec cet individu-là et l’évolution est flagrante ». Pierre-Olivier, qui n’avait pas d’emploi et qui « n’avait aucun intérêt par rapport à l’école », « est retourné sur le marché de l’emploi » et reprend ses études afin de « poursuivre sa carrière ». Il prend désormais des médicaments et a « complètement arrêté [s]a consommation ». Ce « cheminement […] majeur » dans la vie de Pierre-Olivier est attribué, selon l’avocate, à la structure d’IMPAC, qu’elle présente comme « un tremplin pour aider des personnes en difficulté » faisant face à des accusations pénales ou criminelles de gravité moindre. Une psychiatre associée à IMPAC abonde dans le même sens en décrivant la manière dont les programmes permettent « d’adapter le système [de justice] et de favoriser une approche plus de réinsertion sociale qu’une approche strictement punitive ». À terme, l’individu « a été pris en considération, il a été respecté dans le processus. La justice pour cette personne-là a eu un effet thérapeutique[5] ».

De plus en plus nombreux au Québec, les programmes d’accompagnement comme IMPAC s’inscrivent dans la tradition des tribunaux spécialisés, communautaires ou adaptés qui ont émergé à partir de la fin des années 1980 aux États-Unis. L’objectif, cité par la psychiatre, d’une justice aux effets thérapeutiques renvoie au courant de la justice thérapeutique[6] qui en informe la mise en oeuvre et le fonctionnement. En se revendiquant d’une posture plus respectueuse, axée sur l’accompagnement psychosocial au sein du système de justice, ce courant marque son opposition au système de justice traditionnel et à l’incarcération en particulier. L’approche qui en découle opère sur la base de l’élaboration d’un plan d’action personnalisé orienté vers la collaboration entre les professionnels du système de la justice et ceux du réseau de la santé et des services sociaux[7]. Le non-respect du plan d’action peut entraîner des conséquences pour la personne judiciarisée, y compris la possibilité d’un retour dans le système de justice traditionnel. La façon dont le dossier judiciaire est conclu varie aussi d’un tribunal à l’autre et peut aller d’une réduction de la peine à l’abandon des accusations. Comme l’illustrent les propos des intervenantes citées plus haut, le « succès » de Pierre-Olivier dans IMPAC est défini en fonction de critères normatifs qui sous-tendent l’interprétation des infractions qu’il a commises : l’arrêt de sa consommation, sa prise de médicaments, son employabilité et son retour aux études, autant de facteurs entendus comme des clés de sa réinsertion sociale.

La justice thérapeutique et les tribunaux comme IMPAC ont fait couler beaucoup d’encre dès leur apparition au tournant des années 1990. Que ce soit pour en faire l’apologie ou la critique, l’évaluation ou l’analyse, ils continuent de susciter l’attention des champs juridique, clinique et politique, ainsi que d’une diversité de disciplines universitaires. L’étendue et la variété de ces travaux suggèrent que la mise en oeuvre de tribunaux communautaires, adaptés ou spécialisés n’est pas le simple reflet d’une « évidence morale » ou d’une « évolution des moeurs ». En effet, en dépit de l’engouement dont ils semblent bénéficier aujourd’hui, toute volonté d’innovation est traversée par ses propres tensions et marquée par des pratiques d’adoption, de création ou de résistance parmi les acteurs qui en (ré)orientent les ressorts[8].

Dans les pages qui suivent, je propose de considérer les tribunaux spécialisés comme une innovation sur le plan de l’accompagnement juridique[9] et d’examiner dans quel contexte et sous l’effet de quelles forces ce mouvement s’est constitué et transformé. La prolifération de tels dispositifs dans diverses juridictions étatsuniennes, canadiennes, et désormais au Québec, implique la circulation d’un modèle, lequel est adapté et réinventé dans chaque contexte singulier. Plus précisément, donc, cet article propose une sociohistoire du modèle des tribunaux spécialisés, de son émergence à sa circulation[10], par fertilisations croisées des cultures juridiques[11], jusqu’à différentes municipalités au Québec. Cette sociohistoire prend appui sur des données tirées de recherche documentaire (documents juridiques, textes de loi et de commissions parlementaires, travaux universitaires, articles de presse, etc.), que je contextualise grâce à des entretiens menés avec des professionnels qui ont collaboré à la conception et la mise en oeuvre d’IMPAC à Québec[12]. Plutôt que d’examiner les logiques qui animent la mise en oeuvre de ce dispositif à la cour municipale de Québec[13], je me concentre sur les portions de ces entretiens qui éclairent les manières dont les membres d’une administration locale perçoivent – et, à certains égards, ignorent – le courant auquel sont associés leurs efforts d’innovation, de même que les enjeux que ce courant soulève.

La sociohistoire présentée dans ce qui suit prend pour point de départ la création des premiers tribunaux de traitement de la toxicomanie (TTT) dans le contexte de la « guerre contre la drogue » (War on Drugs) aux États-Unis. Ces TTT connaissent un rapide essor au cours des années 1990, en marge de l’incarcération de masse qui s’intensifie. Au tournant du xxie siècle, les professionnels engagés dans ces initiatives lient leurs efforts à ceux des théoriciens du paradigme émergent de la justice thérapeutique. L’approche qui en émane s’adapte et s’élargit pour traiter diverses « problématiques » considérées comme sous-jacentes aux actes délictuels, dont celles qui sont associées à la santé mentale. Ainsi que nous le verrons, ces initiatives suscitent aussi l’enthousiasme des autorités canadiennes et connaissent une prolifération dans différentes juridictions, notamment au Québec où, en 2020, l’Assemblée nationale adopte à l’unanimité un projet de loi qui en promeut le développement.

La démarche que je propose ici participe, plus largement, à interroger la prégnance des approches thérapeutiques et des modes de prise en charge alternatifs dans le paysage judiciaire contemporain. Il y a près de 50 ans, les travaux de Michel Foucault sur la naissance de la prison nous invitaient à considérer le rôle des réformes de l’enfermement dans la reproduction de l’institution carcérale elle-même[14]. Lors d’une conférence sur les mesures alternatives à l’incarcération prononcée à l’occasion de la Semaine du prisonnier à l’Université de Montréal en 1976, Foucault rappelait combien, dès ses origines, la prison s’est trouvée engagée dans une série de mécanismes d’accompagnement censés en corriger les écueils. Bien qu’ils soient promus comme « alternatifs », ces mécanismes sont à tel point constitutifs de l’histoire de la prison qu’ils apparaissent comme étant au coeur même de son fonctionnement. Dans la réédition récente de cette conférence, Sylvain Lafleur esquisse un portrait des décennies qui se sont écoulées depuis le passage du penseur à Montréal, caractérisées par « l’inflation carcérale, le durcissement des sanctions, une sévérité législative et l’imposition croissante de conditions restreignant les libertés à des groupes de personnes qui échappent aux protections sociales[15] ». Dans ce contexte, il apparaît nécessaire, écrit Lafleur, d’interroger « la place et le rôle qu’occupent les visées thérapeutiques dans l’économie générale des sanctions actuelles[16] ». Mon article est animé par des préoccupations semblables. Le développement récent de tribunaux spécialisés au Québec devient ainsi une occasion d’examiner, à nouveau, l’origine et « le sens des récurrentes visées réformatrices des espaces d’enfermement[17] ». En prêtant attention à la genèse de ces tribunaux, je rejoins l’appel à interroger la notion même de l’« alternative » à l’incarcération.

1 De la Guerre contre la drogue aux tribunaux de traitement de la toxicomanie

Au plus fort de l’épidémie nationale de cocaïne et de la guerre contre la drogue, des pionniers de Miami-Dade en Floride se sont réunis pour essayer quelque chose de nouveau : traiter la dépendance qui dévastait tant de vies [18].

National Association of Drug Court Professionals

1.1 En guerre contre la drogue

Selon les associations chargées de la promotion des tribunaux de traitement de la toxicomanie (TTT), ces initiatives émergent au début des années 1990 en réaction à la guerre contre la drogue qui sévissait aux États-Unis. Cet effort de guerre englobe l’ensemble des politiques et des sanctions antidrogues menées par plusieurs générations d’administrations étatsuniennes, avec une escalade marquée durant les années 1980 et 1990. L’expression War on Drugs est popularisée dans les médias étatsuniens à la suite d’une conférence de presse proclamée par le président Richard Nixon en juin 1971, au cours de laquelle il établit l’abus de substance en tant que cible prioritaire de son gouvernement[19]. Pendant les décennies suivantes, les administrations tant républicaines que démocrates défendent une position axée sur la répression de la criminalité (tough on crime) censée venir à bout de l’utilisation, du transport, de la distribution et de la (re)vente de drogues illicites sur le territoire. Mais avec les tribunaux débordés et les prisons pleines à craquer, force est de constater, avec Loïc Wacquant, qu’« en regard des objectifs officiellement fixés par ses stratèges, la “Guerre contre la drogue” est un échec cinglant[20] ». Nombre de chercheurs identifient ainsi les lois et les politiques de la guerre contre la drogue comme ayant contribué de manière significative à l’augmentation des taux d’incarcération, et ce, en ciblant de manière disproportionnée les personnes afro-descendantes et en situation de pauvreté[21].

Au Canada aussi, la lutte contre la drogue semble dirigée en grande partie vers les jeunes, les individus en situation de pauvreté, ainsi que les personnes autochtones et racisées[22]. En 1986, une guerre contre la drogue à l’américaine est déclarée par le Premier ministre canadien Brian Mulroney. Affirmant que l’abus de substance « est devenu une épidémie qui mine notre tissu économique et social », le chef du Parti progressiste-conservateur promet de nouvelles politiques de lutte contre la drogue[23]. Quelques mois plus tard, le Secrétariat interministériel sur l’abus des drogues est créé, puis une stratégie nationale quinquennale est annoncée en mai 1987[24]. Alors qu’elle est présentée comme plus gentille et douce, cette stratégie nationale dirige des fonds importants vers les forces de l’ordre, qui favorisent une approche répressive de la criminalité. Les années qui suivent sont marquées par une surveillance accrue dans les rues et aux frontières, la militarisation des forces policières, l’attribution de nouveaux pouvoirs de saisie aux équipes de patrouille et l’imposition de peines minimales obligatoires en matière de drogue. Le renforcement des activités de surveillance et de répression mène à une augmentation des accusations et, par ricochet, à un engorgement des tribunaux et des prisons[25].

En sciences sociales, la guerre contre la drogue devient une dimension essentielle à la compréhension des paysages carcéraux contemporains[26]. De manière générale, ce nouvel ordre pénal[27] se caractérise par des taux d’incarcération particulièrement élevés et racialement disproportionnés, par la mise en place d’un vaste appareil de surveillance correctionnelle et policière, ainsi que par le caractère expressif, public et médiatisé de la criminalisation[28], dont les campagnes axées sur la « tolérance zéro » – lancées au cours des années 1990 dans des villes comme New York et Montréal, mais aussi à Québec – sont emblématiques[29]. Les analyses qui en découlent cherchent notamment à rendre compte de ce que Loïc Wacquant appelle le « rôle extra-pénologique du système pénal » dans la gestion de l’insécurité sociale[30]. Avec ce tournant punitif, l’augmentation vertigineuse des taux d’emprisonnement s’accompagne aussi d’autres modes de punitivité, « censés tempérer le confinement dans ses effets les plus extrêmes[31] » et faisant souvent appel à des professionnels issus d’autres champs disciplinaires.

1.2 Les premiers tribunaux de traitement de la toxicomanie

La création du premier TTT remonte à 1989 en Floride. Aux côtés de la Californie et du Texas, la Floride est alors un des trois États dotés des plus grands systèmes carcéraux aux États-Unis, incarnant par excellence l’« idéologie pénale de la ceinture solaire[32] » qui est née dans le sud des États-Unis avant de devenir le paradigme dominant de la politique carcérale nationale. Dans l’introduction de Capitalisme carcéral, Jackie Wang décrit la Floride comme étant « à la pointe » de cette idéologie punitive caractérisée par des politiques néoconservatrices, l’abandon des mesures sociales et l’expansion du système carcéral[33]. C’est dans le contexte de l’incarcération de masse qui se poursuit que la Floride devient aussi le berceau d’autres modes de prise en charge.

À partir de juin 1989, le système de justice de Miami adopte une nouvelle approche quant à la prise en charge judiciaire de la toxicomanie. Établi dans le comté de Miami-Dade, le premier TTT se positionne à contre-courant de la pénologie dominante et se propose de pallier le grand nombre d’infractions en matière de drogue, en fournissant des alternatives à l’incarcération axées sur le traitement de la toxicomanie[34]. Des photos d’archives mises en valeur par la National Association of Drug Court Professionals immortalisent les premières audiences de cette cour novatrice. Au-dessus de ces photos se trouve la légende suivante : « Au plus fort de l’épidémie nationale de cocaïne et de la guerre contre la drogue, des pionniers de Miami-Dade en Floride se sont réunis pour essayer quelque chose de nouveau : traiter la dépendance qui dévastait tant de vies[35]. » Cette légende, c’est d’ailleurs celle que me racontent des instigatrices du projet IMPAC à la cour municipale de la Ville de Québec lorsque je les rencontre pour des entretiens à l’hiver 2019-2020. Dans leurs récits aussi, les images sont fortes : elles décrivent une Floride « happé[e] par l’épidémie de crack », les tribunaux débordés, puis l’élaboration d’une approche innovante et inspirante.

En décembre 1993, la Ville de Miami accueille la Première Conférence nationale sur les tribunaux de traitement de la toxicomanie, avec la collaboration d’organismes des paliers fédéral, étatique et comtal. Le document de travail produit lors de cette conférence[36] revient sur la mise en oeuvre du premier d’un vaste mouvement de TTT. Il caractérise l’approche expérimentale en cours à Miami par sa démarche collaborative, qui intègre la personne accusée, la défense, la poursuite, la magistrature et des intervenants cliniques. Ce dispositif est décrit comme se distinguant des tribunaux traditionnels dans la mesure où l’équipe, formée en matière de toxicomanie, exerce « une certaine tolérance » à l’égard des rechutes que les justiciables sont susceptibles de vivre au cours de leur processus de traitement, pourvu que leur inconduite soit jugée de gravité moindre. Le document relate aussi les conditions ayant concouru au développement de cette approche, en première instance le sentiment de frustration des professionnels de la justice devant les espoirs déçus des politiques antidrogues dans des juridictions déjà débordées par le nombre d’affaires à traiter[37].

La National Association of Drug Court Professionals est fondée en 1994 pour promouvoir la création et le financement de telles initiatives. En 1999, la Cinquième Conférence annuelle de l’association regroupe plus de 3 000 praticiens[38]. La même année, les États-Unis comptent 472 TTT[39]. En 2001, 800 tribunaux similaires sont en phase de planification et d’implantation ; plus de 140 000 personnes judiciarisées ont alors participé à un tel programme. L’expansion rapide du modèle des TTT conduit le phénomène à être qualifié de « mouvement », voire de « révolution », au sein du système de justice[40]. Quelques « juges travaillants et charismatiques » en sont les principaux protagonistes[41]. Le nombre croissant d’infractions en matière de drogue, les taux de récidive élevés, les prisons surpeuplées, les frais d’incarcération faramineux, les tribunaux débordés et l’adoption de lois antidrogues de plus en plus strictes sont autant de pressions institutionnelles citées comme ayant fait naître une telle volonté de changement[42].

Tandis que ces nouveaux tribunaux émergent apparemment en réaction aux politiques de la guerre contre la drogue, ils ne rencontrent que peu de résistance[43]. De manière générale, le mouvement bénéficie plutôt d’un large appui, et ce, même de la part d’autorités qui poursuivent parallèlement une logique explicitement punitive. Les mandats présidentiels du démocrate Bill Clinton (1993-2001) sont caractéristiques de cette posture. Répondant à l’appel du président Clinton à adopter un projet de loi sur la criminalité « fort, intelligent et dur [44] », le Congrès majoritairement démocrate promulgue en 1994 la Violent Crime Control and Law Enforcement Act[45]. Cette loi emprunte aux stratégies répressives de la pénologie de la ceinture solaire, dont l’approche dite des « trois infractions et vous êtes hors jeu » (three strikes and you’re out), qui autorise ou contraint les juges à prononcer une peine de prison à perpétuité lorsqu’un justiciable est condamné pour la troisième fois dans le cas d’un délit ou d’un crime[46]. Cependant, le président Clinton est aussi un fervent partisan des TTT et souhaite les voir mis en oeuvre à l’échelle des États-Unis[47]. Le Federal Crime Bill de 1996 fournit d’ailleurs des fonds pour soutenir le développement des TTT[48]. Répression et traitement coexistent ainsi de manière relativement harmonieuse comme deux dimensions d’un même programme politique de « sécurisation ».

Entre 1989 et 1997, 125 millions de dollars sont injectés – aux niveaux local, étatique et fédéral – pour planifier, implanter et évaluer des TTT aux États-Unis[49]. En dépit de quelques figures politiques conservatrices qui expriment leur inquiétude quant à l’affaiblissement des principes fondamentaux du droit, le financement et le soutien politique demeurent relativement stables[50]. Cité dans un entretien avec le sociologue James L. Nolan, le juge William G. Schma stipule que même ses collègues les plus conservateurs reconnaissent qu’« on ne peut pas continuer à emprisonner tout le monde, que ça ne fait pas le moindre bien à une personne dépendante, et que ce dont ces personnes ont besoin, c’est d’un traitement[51] ». Les adeptes des TTT se répartissent ainsi sur un large spectre politique, certains appréciant leur nature intrusive et sévère, d’autres, leurs qualités dites plus humanitaires et réhabilitatives. La plupart, indépendamment des allégeances politiques ou des idéaux moraux, disent adhérer au modèle en raison de ses promesses d’efficacité, de rentabilité et de désengorgement du système de justice[52].

Alors que les personnes racisées sont disproportionnellement représentées dans le système de justice étatsunien, le National Drug Court Institute (NDCI) rapporte qu’en 2014 les deux tiers (67 %) des justiciables dans des TTT étaient blancs, par rapport à 17 % d’Afro-Américains et 10 % d’Hispano-Américains. Selon les données disponibles, ces deux derniers groupes avaient aussi des taux d’achèvement des programmes nettement inférieurs à ceux des justiciables blancs[53]. Présentés comme des solutions à l’engorgement de l’appareil judiciaire, les critères d’admission et le fonctionnement des TTT agissent comme un mécanisme de tri, selon une structure de pénalisation stratifiée[54]. Cette stratification différencie les parcours des justiciables et reconduit plus qu’elle ne contrecarre les biais de la guerre contre la drogue, qui pénalise de manière disproportionnée les personnes marginalisées, précarisées et issues de communautés racisées.

La prise en considération des pressions institutionnelles liées à l’augmentation du nombre de dossiers, aux taux de récidive élevés ou aux peines minimales obligatoires pour les infractions en matière de drogue ne suffit donc pas en elle-même à expliquer l’avènement d’innovations particulières dans le système de justice. En tant que codification des moralités, le cadre juridique façonne les significations accordées au traitement des justiciables. Les entrepreneurs de changement juridique mobilisent certaines sensibilités ou ressources culturelles qui donnent un sens et une orientation à leurs efforts d’innovation[55]. Dans les cas à l’étude ici, nous verrons que l’adhésion des juges au paradigme de la justice thérapeutique participe à la légitimation et à la prolifération des tribunaux spécialisés.

2 L’alliance des tribunaux de traitement de la toxicomanie et de la justice thérapeutique

Ce que nous faisons ici n’est rien de moins qu’une révolution complète de la jurisprudence.

Juge Peggy F. Hora

« Si on regarde les principales théories derrière les mouvements de justice adaptée, je pense que ce qui joue le plus pour moi, ce sont les principes de justice thérapeutique », m’indique une clinicienne de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec lorsque nous discutons de sa collaboration à IMPAC. Au sein de la littérature aussi, la justice thérapeutique est largement admise comme une des principales assises théoriques de la prolifération d’un éventail de tribunaux communautaires, adaptés ou spécialisés en Amérique du Nord. Au tournant du xxie siècle, les juges à l’avant-garde des TTT associent leurs efforts au courant de la justice thérapeutique, jusqu’alors principalement conceptualisée dans les sphères universitaires.

La justice thérapeutique vise à théoriser le rôle du droit en tant qu’« agent thérapeutique » et à orienter des réformes en ce sens[56]. Ses fondateurs, le professeur de droit David B. Wexler et son collègue Bruce J. Winick, proposent de réorienter le champ du droit de la santé mentale afin d’explorer les manières dont les connaissances issues d’autres domaines, tels que la psychiatrie, la psychologie, la criminologie et le travail social, peuvent contribuer au potentiel curatif du droit[57]. Il s’agit donc de restructurer le cadre juridique pour qu’il atteigne des visées thérapeutiques en lui « accordant le potentiel de se développer à mesure que la psychologie se développe[58] ». L’une des principales manières d’intégrer des savoirs cliniques et thérapeutiques au traitement judiciaire est de fonder l’intervention sur des équipes multidisciplinaires qui adoptent une approche collaborative centrée sur les besoins des justiciables[59]. Postulant que « la loi devrait être administrée et appliquée en tenant compte des causes sous-jacentes ayant contribué au contact de ces personnes avec la justice », le courant favorise des mesures d’encadrement, telles qu’« un suivi psychiatrique ou psychosocial, un soutien au niveau du logement ou de l’emploi, un traitement d’abus de substance » qui se substituent au recours à l’incarcération[60].

Aux États-Unis, ce champ trouve rapidement écho chez d’autres professeurs de droit, mais aussi chez des professionnels de la justice. Plusieurs de ces derniers sont d’ailleurs déjà engagés dans des chantiers pour pallier les lacunes du système de justice traditionnel, dont l’avènement des premiers TTT[61]. Les principales caractéristiques des TTT témoignent d’un rapprochement avec les logiques de la justice thérapeutique : la structure non accusatoire, la prise de décision au sein d’équipes multidisciplinaires, le recours à des alternatives à l’incarcération ainsi que l’importance accordée à l’interaction entre le juge et les justiciables[62]. L’officialisation d’une alliance entre les TTT et la justice thérapeutique est incarnée par la collaboration des professeurs Wexler et Winick avec les juges Peggy F. Hora et Willam G. Schma[63].

Dans un article paru en 1999, les juges Hora et Schma proposent officiellement d’établir la justice thérapeutique comme fondement des TTT. Leur texte est fondateur en ce sens qu’il constitue la première articulation explicite de cette relation. Les auteurs n’y proposent rien de moins qu’un changement paradigmatique :

En abordant le problème des contrevenants en matière de drogue sous un angle thérapeutique et médical, l’abus de substance est considéré moins comme un échec moral que comme une condition nécessitant des remèdes thérapeutiques. Par opposition à l’utilisation du paradigme traditionnel de la justice pénale, au sein duquel l’abus de drogue est compris comme un choix délibéré fait par un délinquant capable de choisir entre le bien et le mal, les TTT changent de paradigme afin de traiter l’abus de drogue comme une « maladie biopsychosociale »[64].

Le modèle thérapeutique informe ainsi la compréhension de la toxicomanie et de la criminalité en général, mais aussi les comportements criminels des personnes usagères de drogue et les manières d’intervenir auprès d’elles. Cet article des deux juges bénéficie d’un rayonnement important, en particulier au sein d’institutions comme le NDCI, qui en acquiert les droits et le distribue à l’ensemble des membres de la National Association of Drug Court Professionals[65].

L’influence de la juge Hora est d’ailleurs relevée avec beaucoup d’enthousiasme par une administratrice ayant participé de près à la conception du tribunal à caractère communautaire à la cour municipale de Québec. Quelques-uns de ses collègues ont aussi cité l’influence des principes de la justice thérapeutique sur leur travail, comme le reflète l’histoire de Pierre-Olivier en introduction de cet article. Cette référence n’est toutefois pas explicitement mobilisée par la majorité des intervenants que j’ai rencontrés à Québec, observation que partage aussi une clinicienne, en me disant : « écoute, honnêtement, je me suis intéressée à [ces courants théoriques], mais je n’ai pas entendu grand monde jaser de ça ». Toujours est-il que le champ sémantique du « traitement », de l’« accompagnement » et de l’« encadrement » de personnes « vulnérables » aux prises avec diverses « problématiques » se révèle largement partagé, de même que l’affirmation d’une distinction par rapport au système de justice traditionnel.

3 De la toxicomanie à la santé mentale : la prolifération des tribunaux spécialisés

J’ai l’impression qu’il y a quand même un désir de contrôle social. Je sais pas si le programme [IMPAC] est né tant que ça pour les raisons que moi je vois qui sont bénéfiques. Je sais pas. Mais bon, le programme existe, pis tant mieux.

Professionnelle, Institut universitaire de santé mentale de Québec

En date du 31 décembre 2014, le NDCI recense 3 057 TTT aux États-Unis, soit une augmentation de 24 % en cinq ans[66]. Mais le paradigme de la justice thérapeutique ne se limite pas aux infractions en matière de drogue. D’abord pensé pour la prise en charge judiciaire de la toxicomanie, le modèle des TTT est rapidement élargi à nombre d’autres « problématiques ». Dès la Première Conférence nationale sur les TTT en 1993, ses adeptes constataient que, dans de nombreuses juridictions étatsuniennes, « les méthodes novatrices et collaboratives caractérisant la première génération de tribunaux de traitement de la toxicomanie étaient en cours d’adaptation à d’autres populations du système judiciaire[67] ». Selon le rapport de cette conférence, l’émergence d’une « deuxième génération » de tribunaux illustre combien les efforts menés par les pionniers des TTT ont stimulé un élan d’« innovation locale remarquable[68] », citant des exemples où les méthodes des TTT ont été appliquées à des situations d’alcoolisme ou de violence conjugale.

C’est dans le souffle de cette deuxième génération qu’un tribunal spécialisé en santé mentale (mental health court) voit le jour en 1997, également en Floride (comté de Broward). En 2000, le président Clinton lance l’America’s Law Enforcement and Mental Health Project qui finance la mise en place d’une centaine de projets pilotes de tribunaux de santé mentale (TSM) basés sur ce modèle[69]. Quelques années plus tard, la Mentally Ill Offender Treatment and Crime Reduction Act (2004) cite les alternatives à l’incarcération et les programmes de réinsertion dans la communauté parmi les « meilleures pratiques » pour les contrevenants diagnostiqués avec des problèmes de santé mentale[70]. En 2014, le NDCI dénombre 1 311 tribunaux spécialisés autres que des TTT aux États-Unis, pour une augmentation de 10 % pendant une période de 5 ans. Parmi ceux-ci, les TSM connaissent la plus forte croissance[71].

Un mouvement semblable s’opère au Canada au tournant du xxie siècle. L’Ontario suit rapidement la Floride en instaurant un TTT et un TSM à Toronto en 1998[72], les premiers programmes du type en dehors des États-Unis[73]. En 2005, l’Institut national de la magistrature du Canada publie un document intitulé Juger au XXIe siècle : une approche axée sur la résolution de problèmes pour encourager l’application des principes de justice thérapeutique dans les tribunaux canadiens. En 2011, l’ouvrage est réédité sous le titre La résolution de problèmes dans les salles d’audience du Canada. La justice thérapeutique : un guide[74]. Dans la préface, le juge Paul Bentley, de la Cour de justice de l’Ontario, rend compte de sa motivation à s’engager au sein du TTT à Toronto :

Avant la création de ce tribunal, je siégeais au tribunal situé dans l’ancien hôtel de ville à Toronto, où je voyais défiler devant moi une procession de sans-logis misérables, dont plusieurs avaient de graves problèmes de toxicomanie. Lorsque j’imposais une sentence, j’ajoutais de façon quasi routinière du counseling comme une des conditions de l’ordonnance de probation. Invariablement, quelques semaines ou quelques mois plus tard, je voyais revenir les mêmes contrevenants accusés de nouvelles infractions. Lorsque je leur demandais si le counseling avait été efficace, ils me regardaient sans comprendre ou ils me répondaient qu’après avoir purgé leur peine, ils n’avaient bénéficié d’aucun counseling. Je suis devenu de plus en plus frustré par le recyclage des contrevenants toxicomanes et j’ai commencé à chercher des solutions de rechange. Celle qui m’est apparue la plus efficace était le modèle du TTT[75].

Pour les adeptes des tribunaux spécialisés comme le juge Bentley, la meilleure façon d’encadrer les justiciables est de leur fournir des services par l’entremise du système de justice. Dans un contexte d’effritement du réseau de la santé et des services sociaux, ce type de prise en charge est présenté comme une manière de créer un filet de sécurité autour d’une personne judiciarisée afin qu’elle puisse « se prendre en charge » et recevoir le soutien dont elle a besoin[76]. Ce que la sociologue Audrey-Anne Dumais Michaud théorise comme des « contraintes thérapeutiques[77] » seraient alors imposées aux justiciables par des professionnels qui se sentent eux-mêmes contraints par la pénurie de services sociaux et le dysfonctionnement de l’accès aux mesures d’aide[78].

En 2006, une douzaine de professionnels du droit, de la santé et de l’administration montréalaise se rendent à Toronto pour assister aux audiences du nouveau TSM. « Tout le monde y est allé », relate une procureure de la Ville de Montréal en entrevue avec Mark Cardwell au Canadian Lawyer : « C’était comme une grande expédition multidisciplinaire[79]. » La procureure rapporte avoir ensuite été sollicitée pour diriger la création d’un programme à vocation semblable à la cour municipale de Montréal. « Nous ne voulions pas réinventer la roue, explique-t-elle. Nous avons adapté le modèle de Toronto à nos réalités locales[80]. » Le Programme d’accompagnement justice-santé mentale (PAJ-SM) ouvre ainsi ses portes à Montréal en mai 2008. Le dispositif admet les personnes faisant face à des accusations criminelles et pénales à l’échelle de la cour municipale et qui sont désignées comme « présent[ant] des signes de problèmes de santé mentale » afin de proposer une « alternative à l’incarcération »[81]. Durant les mêmes années, la Ville de Montréal établit aussi le Programme d’accompagnement justice-itinérance à la cour (PAJIC). Si sa mise en oeuvre et son fonctionnement comportent certaines singularités, en raison notamment de son ancrage dans le milieu de l’action communautaire autonome par l’intermédiaire de la Clinique Droits Devant[82], le PAJIC devient une autre référence en matière de tribunaux spécialisés au Québec. Publié dix ans après la création du PAJ-SM, l’article du Canadian Lawyer décrit ce qui est devenu « une entité juridique dynamique au sein de laquelle neuf juges de la cour municipale de Montréal et des dizaines d’avocats de la poursuite et de la défense travaillent ensemble – contrairement aux tribunaux traditionnels à caractère accusatoire – afin de réhabiliter plutôt que de punir[83] ». Admettant qu’elle dispose de peu de données sur les taux de récidive, la procureure citée estime tout de même que le tribunal fait « du très bon travail » : « J’ai vu de vrais succès ici, et tout le monde y croit[84] », assure-t-elle.

Cette « foi » semble d’ailleurs se répandre « dans les autres cours municipales du Québec[85] ». En 2013, la Ville de Québec annonce à son tour une « nouvelle vision » de l’administration de la justice sous le sigle IMPAC[86]. Le principal objectif qui s’en dégage est celui de traiter autrement les « infractions de faible intensité » commises par des personnes considérées comme présentant un trouble de santé mentale, une forme de dépendance ou une instabilité résidentielle[87]. À Québec, le comité chargé de la mise en oeuvre du projet IMPAC est composé de membres de quatre unités administratives de la Ville : le Service du greffe de la cour municipale, le Service des affaires juridiques, le Service de police de la Ville de Québec ainsi que le Service des loisirs, des sports et de la vie communautaire. Si ces collaborations intramunicipales comportent leurs propres avantages et défis, leur résultat consiste en un dispositif qui m’est généralement décrit au cours des entretiens comme « plus sévère », « plus strict » que son pendant montréalais[88]. On peut tout de même le considérer comme une itération, enracinée à Québec, d’un mouvement plus large au regard de certains traits analogues entre tribunaux spécialisés, dont les populations ciblées, la composition des équipes de suivi et le champ sémantique de l’accompagnement.

La création de l’Observatoire en justice et santé mentale (OJSM) en 2017 est révélatrice du foisonnement de telles initiatives au Québec. Basé à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel, l’OJSM « rassemble les expertises socio-psycho-juridiques afin de poursuivre et [de] stimuler la recherche sur les politiques et les pratiques autour d’une équipe intersectorielle de recherche en santé mentale, justice et sécurité publique[89] ». En 2018, l’OJSM est célébré à l’occasion de la remise du Prix d’excellence du réseau de la santé et des services sociaux, où le ministre de la Santé et des Services sociaux, Gaétan Barrette, lui décerne la mention « Coup de coeur du ministre[90] ». Du côté du ministère de la Justice du Québec, la Direction des programmes d’adaptabilité et de justice réparatrice (DPAJR) est créée en juillet 2018 avec le mandat de « planifier et [de] mettre en oeuvre une offre de services pour adapter le système de justice aux clientèles aux prises avec des problématiques particulières ou pour offrir de la justice réparatrice[91] ». « On est vraiment dans ce discours-là : comment on peut faire la justice autrement ? », me résume une représentante du Ministère lorsque je la rencontre en entretien, celle-ci soulignant l’importance de promouvoir et d’instaurer de tels programmes dans toute la province.

Le modèle des programmes d’accompagnement à la cour reçoit aussi l’aval du commissaire Jacques Viens de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec : écoute, réconciliation et progrès (2017-2018). Le commissaire Viens a notamment entendu des représentations au sujet du projet Anwatan – Programme d’accompagnement justice-itinérance à la cour, qui vise à « rompre avec la rigidité de la justice pour offrir une réponse plus appropriée aux populations itinérantes et judiciarisées ». Il a ensuite annoncé qu’« il recommandera[it] aux autres municipalités du Québec de suivre l’exemple de Val-d’Or[92] ».

En juin 2020, l’Assemblée nationale du Québec adopte le projet de loi no 32 (PL 32) pour « un système judiciaire mieux adapté aux clientèles vulnérables et une justice pénale moderne et plus efficace[93] ». Au moment de l’entérinement du PL 32, la ministre de la Justice, Sonia LeBel, félicite ses collègues : « je pense qu’on s’apprête à adopter, tous ensemble, quelque chose qui va faire avancer la justice au Québec ». Parmi les nombreux chantiers du ministère de la Justice qui sont englobés dans ce projet de loi, la ministre poursuit son mot d’ouverture en indiquant qu’elle est « particulièrement fière du chapitre qui propose les mesures d’adaptabilité pour nos personnes les plus vulnérables[94] ». Pour ce faire, le PL 32 modifie le Code de procédure pénale de manière à « prévoir des mesures permettant de tenir compte de la situation sociale de certains défendeurs afin notamment de favoriser leur réhabilitation », en introduisant, entre autres, la possibilité « de participer à un programme d’adaptabilité offrant une alternative à une poursuite pénale ou permettant de remplacer les travaux compensatoires par des mesures alternatives[95] ». Très attendu par les professionnels que j’ai rencontrés à Québec au cours des mois précédant son adoption, le PL 32 consacre, en lui apposant le sceau ministériel, le modèle des tribunaux spécialisés et en favorise la prolifération au Québec[96]. Notons que l’intervention de la ministre consacre, du même coup, le champ sémantique de la vulnérabilité comme grille à partir de laquelle évaluer qui aura accès, ou non, à ces mesures alternatives. « Un projet de loi, c’est comme un consensus sociétal », me suggère une représentante du ministère de la Justice ayant collaboré étroitement à ce chapitre de la législation. Adoptée à l’unanimité par les partis représentés à l’Assemblée nationale, la loi apparaît effectivement plutôt consensuelle.

Depuis l’établissement du PAJ-SM à Montréal, les initiatives en matière de justice et de santé mentale ont proliféré à un point tel que l’on en recense désormais dans 24 juridictions au Québec (voir la figure ci-dessous), dont plusieurs comptent aussi des programmes spécialisés en itinérance et en toxicomanie [97].

Programmes d’accompagnement en justice et santé mentale répertoriés par l’Observatoire en justice et santé mentale (2023)

Programmes d’accompagnement en justice et santé mentale répertoriés par l’Observatoire en justice et santé mentale (2023)

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La légitimation des tribunaux spécialisés apparaît ici à l’interstice de leur consécration par les instances étatiques et de leur reconnaissance par des experts. Comme le suggère le sociologue Rémi Lenoir, l’action publique étatique est définie en bonne partie par ce « travail de reconnaissance, d’unification et d’officialisation, bref de normalisation[98] ». L’essor de solutions nouvelles, considérées plus thérapeutiques ou adaptées, dépasse ainsi le cadre de la moralité localisée des professionnels de la justice, de la santé ou des services sociaux et participe de savoirs, de pratiques et de politiques largement partagés. Les initiatives locales sont fortement irriguées par des tendances supramunicipales qui circulent comme autant de « bonnes pratiques » au temps du nouveau management public[99]. Si elles sont reconfigurées dans chaque contexte singulier, la légitimité de ces « bonnes pratiques » dépend en particulier de leur capacité à agencer des stratégies et des logiques variées[100]. Cet agencement est particulièrement apparent dans l’adoption du PL 32, celui-ci visant à la fois l’efficacité du système de justice, l’optimisation du traitement des dossiers et l’accompagnement de clientèles vulnérables.

4 La consécration d’une politique judiciaire « alternative » ?

Il n’y a pas de déjudiciarisation. Il y a une vision différente de la justice.

Gestionnaire, cour municipale de Québec

Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à ce que Sylvain Lafleur décrit comme « l’accoutumance des démocraties libérales pour des pratiques autoritaires menées dans le cadre des luttes contre le terrorisme, contre la drogue, et de façon générale, contre tous les événements susceptibles de déranger le déroulement réglé de la vie quotidienne[101] ». Pendant ces mêmes décennies, le nombre de tribunaux spécialisés et leur variété ont considérablement augmenté. Les modèles de justice thérapeutique ont été adaptés à une diversité de comportements désignés comme problématiques, liés à la toxicomanie, à la santé mentale et à l’itinérance, mais aussi à la prise en charge de diverses catégories de populations : les mineurs, les vétérans, les membres des Premières Nations, etc.[102]. On compte désormais plus de 3 500 tribunaux spécialisés en Amérique du Nord[103], dont plus d’une centaine au Canada[104]. L’essor de ces tribunaux donne la matière d’un réexamen de « l’économie générale des sanctions » : invoquant le « doute » ou le « scrupule » auquel nous conviait Michel Foucault[105], il s’agit de nous interroger quant aux formes émergentes de contrôle afin de dégager certaines spécificités de notre « moment » pénal[106].

En dépit de la relative popularité dont les tribunaux spécialisés semblent jouir, nombre de critiques et de mises en garde concernant leur prolifération se dégagent des travaux de recherche provenant d’organismes de défense de droits et d’universitaires, notamment en ce qui a trait aux « effets potentiellement coercitifs, paternalistes voire stigmatisants des interventions[107] ». Plutôt qu’une réduction ou une atténuation des peines, il convient de comprendre les tribunaux spécialisés comme de nouveaux « agencements de punitivité[108] » qui participent d’une gamme de techniques de contrôle social dispersées par-delà les murs des prisons[109]. Le langage et les visées thérapeutiques influencent les cadres d’analyse de la déviance et de la criminalité, sans pour autant mener à l’imposition d’un traitement qui serait plus « clément » pour les justiciables. Bien que leurs outils et leurs techniques diffèrent des tribunaux traditionnels, ils reproduisent, et parfois exacerbent, des inégalités structurelles et des traitements différenciés[110]. Certaines analyses décrivent ainsi une « bienveillance coercitive » ou une « gouvernance thérapeutique » par laquelle la promesse de traitement assume une fonction normative, visant à corriger la déviance par des moyens psychothérapeutiques et assurant une forme prolongée de surveillance judiciaire[111].

Lorsqu’en 2018 le PAJ-SM devient une ressource permanente de la Cour du Québec à Sherbrooke, une juge décrit les bénéfices qu’elle attribue à de tels programme :

Les gens doivent comprendre que l’on évite ainsi les portes tournantes. Des accusés qui revenaient régulièrement devant la cour pour des délits mineurs, qui faisaient deux semaines de prison, retournaient, recommençaient avec le PAJ-SM, ça fait en sorte qu’on les réintègre dans la société, on les contrôle, on leur permet de fonctionner socialement et de ne pas revenir devant la cour. C’est comme ça que l’on protège la société[112].

La formulation – articulant « réintégration », « contrôle » et « fonctionnement » – est emblématique de ce à quoi réfère Audrey-Anne Dumais Michaud lorsqu’elle écrit que les procédures déployées au nom de la justice thérapeutique « ne visent pas tant à faire appliquer le droit qu’à soumettre les personnes intimées à une série de contraintes débordant largement du cadre judiciaire en s’intégrant dans leur quotidien[113] ». Dans leurs propres travaux, les juges Hora et Schma soutiennent d’ailleurs que « la “coercition” améliore en fait les chances qu’ont les personnes toxicomanes de surmonter leur dépendance[114] ».

Au projet IMPAC aussi, l’encadrement judiciaire demeure une caractéristique fondamentale du fonctionnement du dispositif. Dans un webinaire sur l’expérience du projet IMPAC offert en février 2018, ce dernier est décrit comme cherchant à « s’éloigner de la logique punitive du système judiciaire », en optant « pour une approche qui tiendrait compte des problèmes à l’origine des délits et qui serait beaucoup plus souple que le système habituel », sans pour autant viser une « déjudiciarisation[115] ». Plutôt que d’entraver le suivi psychosocial des justiciables, le cadre judiciaire est pensé comme un « levier », censé les inciter à respecter leur plan de traitement, tout en assurant que le processus ne sera pas trop « facile ». Une intervenante ayant suivi le processus de conception des programmes de ce type décrit ainsi comment un consensus s’est constitué autour du rejet de l’étiquette « déjudiciarisation ». Son récit est empreint d’ironie :

C’est très important [pour les tenants du projet IMPAC] de dire qu’on fait quand même de la justice. C’est pour ça qu’il ne faut pas dire de la « déjudiciarisation » : c’est de la justice, mais adaptée. De déjudiciariser, c’est comme si, lui, on le fait passer en dehors du système, t’sais, on lui donne ça facile. Alors que là, on se dit qu’on le fait passer par quelque chose qui ne sera pas facile, mais qui va être plus adapté. Je pense qu’à Québec, c’est assez partagé.

Pour plusieurs des professionnels que j’ai rencontrés, rejeter la déjudiciarisation, c’est insister sur le fait que le tribunal adapté ne « fait pas de faveurs », ne « donne pas de bonbons », n’offre pas de « passe-droits », ne dit pas « pauvre petit, on va tout effacer ». Selon cette perspective, se détourner de la trame judiciaire mènerait à un traitement plus clément, voire « trop » clément, des personnes judiciarisées. À Québec, cette posture est justifiée et entretenue, entre autres, par le rôle accordé au Service de police comme « partenaire » privilégié de la Ville dans le déploiement d’IMPAC[116].

Dans une enquête sur la perception de la judiciarisation et de la déjudiciarisation menée auprès de professionnels de la justice au Québec en 1997, Pierre Noreau montrait comment la réhabilitation, les alternatives à l’incarcération et les mesures de rechange mises en avant par les autorités politiques sont souvent « interprétées par les juristes comme autant de façons d’alléger la sanction prévue par la législation[117] ». Si elles n’étaient pas intégrées au cheminement du système de justice, les professionnels du champ judiciaire « remett[aient] en question l’efficacité et la crédibilité des pratiques susceptibles d’offrir une alternative aux peines traditionnelles, notamment en matière d’incarcération[118] ». Ces mesures, dont le recours à une forme de thérapie, ne pouvaient être pensées que de manière complémentaire par rapport à la sentence. Deux décennies plus tard, la récusation de la déjudiciarisation émerge aussi de mon enquête sur les tribunaux spécialisés. Si les mesures d’accompagnement proposées trouvent leur sens dans leur opposition aux sanctions traditionnelles – en première instance, l’incarcération –, elles sont aussi légitimées par leur inscription au sein de l’appareil judiciaire municipal. Force est donc de constater que, en matière de politiques judiciaires « alternatives », la frontière demeure trouble entre décroissance et diffusion du contrôle social[119].

Ces tensions, qui engagent le sens même de l’« alternative », n’échappent pas aux acteurs qui collaborent à la mise en oeuvre des tribunaux spécialisés[120]. À Québec, la posture qui rejette la déjudiciarisation suscite d’ailleurs l’opposition d’organismes communautaires spécialisés en défense collective des droits pour qui « l’idée de base [d’un tribunal alternatif] est que c’est la condition sociale de la personne qui fait en sorte qu’elle a été profilée ». En dénonçant les pratiques de profilage social au sein des systèmes judiciaire et policier[121], l’intervenant social cité ici renverse l’objectif du tribunal : ce dernier devrait chercher à corriger les pratiques discriminatoires qui mènent à une judiciarisation de la pauvreté, de l’itinérance et des difficultés de santé mentale, plutôt que d’agir sur la trajectoire individuelle de la personne judiciarisée. Cette perspective rejoint les critiques soulevées par des personnes judiciarisées au sujet de leurs interactions avec les forces de l’ordre de même que diverses analyses de la gouvernance thérapeutique qui ont émergé au cours des dernières décennies dans l’objectif de recentrer les luttes contre les inégalités sociales[122].

La recherche multidisciplinaire sur les tribunaux (spécialisés) gagne ainsi à interroger la diversité des perspectives qui tantôt s’allient, tantôt s’affrontent, lorsque semble émerger un consensus en ce qui a trait à la manière appropriée de traiter les justiciables et, dans ce cas-ci, les personnes judiciarisées considérées comme vulnérables. Si entériner un modèle de justice implique d’en écarter d’autres, quelle est donc la justice ainsi consacrée et en contrepartie de quelles autres « alternatives[123] » s’érige-t-elle ? Quelles sont les manières d’administrer la justice qui s’en trouvent avancées, légitimées ou récusées ? Quelles sont les normes, les valeurs et l’échelle morale de sanctions à l’oeuvre dans la promotion de ces nouvelles procédures de jugement[124] ? Autant de questions qui pourront continuer d’animer les enquêtes empiriques sur la circulation et la consécration des « meilleures pratiques » dans la gestion contemporaine des illégalismes[125].