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Le 24 mai 2022 a eu lieu à Louvain-la-Neuve (Belgique) la 18e Journée des archives organisée par les Archives de l’université catholique de Louvain (UCLouvain), en collaboration avec le Laboratoire de recherches historiques de l’UCLouvain et le Centre de recherche « Vulnérabilités et Sociétés » de l’université de Namur (V&S). Les différentes interventions se sont regroupées autour d’une thématique d’actualité (Un dossier pour se (re)construire ? Archives et enjeux d’identités) et ont donné lieu à l’édition d’un livre du même titre. Cette journée d’étude s’est divisée en quatre actes qui guideront ce compte rendu.

Les organisatrices Aurore François, Véronique Fillieux, Géraldine Mathieu et Marie Van Eeckenrode à l’origine du colloque et de la publication nous rappellent, avant de présenter les sujets abordés par les intervenants, que les dossiers personnels d’archives possèdent une « dimension identitaire forte » (p. 9) pour les chercheurs des familles, dimension accrue par des événements traumatiques vécus. Une importante demande sociale ressentie par de nombreux pays a permis la mise en place de commissions d’enquête afin d’« éclairer les pans sombres de certaines histoires nationales » (p. 9). Mécanismes de reconnaissance, réparations et excuses des autorités concernées ont engendré de nouvelles archives et favorisé l’instauration d’« outils ou procédures visant à faciliter l’accès aux dossiers d’archives » ainsi que de nouvelles dispositions légales et administratives par les gouvernements. Les archives et les archivistes se confrontent à de nouveaux usagers, à de nouvelles utilisations, à de nouvelles visions, non sans conséquence pour les producteurs.

1. Quelles réponses pour quelles attentes ?

Témoignant de façon personnelle, Delphine Lauwers nous entretient d’un projet émanant de la « résolution relative à la ségrégation subie par les métis issus de la colonisation belge en Afrique » adoptée en 2018 et désignée Résolution-Métis (p. 31). L’archiviste retrace les nombreuses barrières archivistiques et psychologiques rencontrées par ses collègues tout au long des étapes de l’entreprise et offre un éventail de recommandations, dont la nécessité d’user « d’adaptabilité, d’empathie et d’humanité » (p. 32) face aux demandes de victimes pour accéder aux dossiers ainsi constitués. L’auteur souligne les aspects positifs d’un tel programme, autant pour les usagers que pour les archivistes.

De son côté, David Niget fait état de la situation sur le manque de recherche en France au sujet de « ces abus commis par des institutions religieuses tout autant que par l’État, à travers des politiques extensives de protection de la jeunesse après-guerre » (p. 59). Retraçant l’historique politique et judiciaire de la protection de la jeunesse après 1945, l’enseignant-chercheur relate les obstacles qu’ont dû surmonter les victimes, oscillant entre éveil d’une mémoire meurtrie et déni, face aux retranchements des institutions concernées malgré des exemples de réussite à l’étranger. Des exemples de projets viennent enrichir le contexte et le discours, mais le tout se heurte à l’inaction malgré des rapports de commissions d’enquête accablants.

2. Droit à l’information, droit à la vie privée. Des équilibres fragiles

Adélaïde Choisnet et Aline Angoustures ont choisi d’utiliser les « archives des étrangers ayant connu des migrations forcées » (p. 75) détenues par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, dont elles retracent la création et la mission pour illustrer leurs propos. Au travers de multiples exemples, cas vécus et recommandations, les autrices rendent compte des difficultés d’accès virtuels ou physiques. Les ruptures plurielles et les disséminations territoriales surmontées par les familles rendent plus impérieuses les possibles découvertes dans ces archives par les descendants, les institutions et les généalogistes professionnels. La participation des archivistes s’étend à la recherche des origines pour récupérer un nom de famille ou un bien. Ils acquièrent ainsi le titre « d’archiviste-chercheur-transmetteur » (p. 93).

Dorien Styven trace l’histoire des enfants juifs cachés pendant l’Holocauste en Belgique et la reconnaissance tardive de leur statut de victime. Il expose ensuite les implications négatives du règlement général de protection des données (RGPD), texte réglementaire européen entré en vigueur en mai 2018, sur les recherches des archivistes et des victimes lorsque des pays comme la Belgique ne ratifient pas l’exception permise par l’Union européenne[1]. Tout en expliquant les raisons qui motivent l’accès à ces archives, l’archiviste prend le cas de la Kazerne Dossin[2] pour déclarer qu’en déployant des outils qui s’appuient sur le RGPD, une partie des contraintes peut être contournée.

Revenant sur le terrain français, Annie Poinsot et Céline Delétang visitent les dossiers des étrangers dénaturalisés pendant la Seconde Guerre mondiale afin de promouvoir la recherche scientifique. Une rapide description historique de la Commission de révision des naturalisations (sous le régime de Vichy) et de la situation actuelle de ces archives nous entraîne vers les connaissances accrues acquises par les archivistes, à force de consultations répétées, « pour orienter et renseigner les chercheurs » (p. 126). Cas concrets et témoignages à l’appui, nous découvrons les sentiments éprouvés par les archivistes, les écueils rencontrés par les chercheurs et les relations qui se tissent entre eux.

3. Archives et logiques réparatrices

Rebecca Crettaz et Alain Dubois ont étudié les dossiers des mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extra-familiaux en Suisse et plus particulièrement dans le canton du Valais. La recontextualisation de l’application de ces mesures et de leurs modalités est nécessaire pour comprendre et analyser les pratiques administratives et documentaires qui en ont résulté. Les auteurs mettent en évidence les complications de la constitution, du traitement et de l’accès à ces documents, puis font un lien avec la situation documentaire actuelle (des placements familiaux s’opérant encore) confrontée à la dématérialisation et à la protection des données.

Adel Maizi aborde les types d’archives contenues sous l’appellation « d’archives des droits de l’homme » (p. 167) pour procéder à leur révision. Se basant sur la justice transitionnelle instaurée après la révolution de 2011 en Tunisie et sur l’Instance vérité et dignité qui en a découlé, l’auteur relate les étapes qui ont mené aux recommandations du rapport d’enquête très sensible émis en 2019 et la problématique documentaire occasionnée par cet afflux d’archives. Quelle conservation, quel statut juridique, quel statut archivistique sont les questions auxquelles l’auteur tente de répondre.

C’est avec le point de vue d’un historien que Bertrand Müller interroge les relations et les frontières qui se tissent ou se défont entre témoignages et archives. Ricoeur, Derrida et Foucault, pour ne citer que ceux-là, ponctuent le discours et élargissent les conditions et les rôles de l’archive. Le concept de témoignage quant à lui, analysé par Hartog, Wieworka et N. Cru entre autres, est revisité dans une tentative pour le circonscrire. À l’aide d’une Histoire traversée par la Shoah, l’auteur démontre que le recours excessif aux témoignages depuis les premiers grands procès pour génocide, dans un esprit de justice, de « “réparations” d’un passé meurtri, détruit, suspendu par le traumatisme » (p. 187), de réconciliation et de devoir de mémoire, déstabilise le statut de l’archive et contraint l’historien à déambuler « dans le labyrinthe de l’archive et du témoignage » (p. 207) dont il ne semble pas pouvoir sortir.

4. Quels sens ?

Dans le cadre de la problématique des enfants placés en Suisse au cours du XIXe et du XXe siècles et des politiques de réparation engagées par le gouvernement, Pierre Flückiger et Anouk Dunant Gonzenbach, procèdent à des retours d’expériences douloureuses pour les archivistes chargés d’expliquer aux victimes le contenu de leur dossier. Après une mise en contexte nécessaire et une exposition des étapes qui ont conduit à l’accès à ces dossiers, les archivistes racontent la complexité de leur constitution, mais surtout les traumatismes qu’ils ont subis. Des recommandations nous sont offertes pour tenter d’y remédier. Les auteurs reconnaissent, au détour d’une nécessaire diffusion scientifique imposée (non sans effet pour les institutions), que les archivistes « remplissent ainsi leur mission dans le domaine sociétal » (p. 232).

De sa thèse, Adélaïde Laloux en a tiré le substrat pour nous faire explorer les enjeux de la consultation des dossiers individuels de la protection de l’enfance pour les usagers, les archivistes et leurs institutions françaises. De l’histoire de leur constitution et des pratiques documentaires associées, l’auteure nous mène à leurs nouvelles utilisations par les usagers, entraînant une réorganisation dans les modes et les lieux de consultation. À la question « Qu’en est-il pour deux de ses principales missions [de l’archivistique] : la collecte et la communication ? » (p. 244), l’archiviste élabore plusieurs réponses convaincantes, non sans relever les problèmes en lien avec les producteurs et les usagers. Outre les changements inéluctables dans les pratiques et les rôles des archivistes, c’est aussi le rôle des archives qui se transforme au gré des revendications sociales.

Aurore François et Marie Van Eeckenrode se penchent sur les processus d’accès aux dossiers sensibles dans le quotidien d’un dépôt d’archives, à travers le regard des archivistes. Par l’étude des demandes d’accès, de la mise en consultation et des formes de médiation développées par les archivistes pour y faire face, elles partagent, témoignages à l’appui, les émotions, les dilemmes, les questionnements déontologiques et les choix que ces professionnels se sont donnés pour assumer ces nouvelles missions. L’idée d’une charte offrant une modulation de propositions adaptables en fonction des demandes, des archivistes et des archives est séduisante. Les auteurs concluent justement sur la créativité des archivistes née d’un rapprochement quasi intime avec des usagers.

Original dans les sujets évoqués, ce livre met en exergue la richesse des possibles des archives et des archivistes. La récurrence des thèmes – changement de rôle des archivistes et des fonctions des archives – pourrait provoquer une certaine lassitude, mais il n’en est rien. Les auteurs s’accordent à relever les nouveaux rôles des professionnels des archives auprès des usagers, les limites qu’ils devraient s’imposer, mais aussi, et surtout, les émotions ressenties à la découverte d’archives sensibles et d’histoires personnelles bouleversantes, osant partager leurs questionnements et leurs doutes. C’est en cela que ce livre est innovant : si la recherche a déjà consigné un panel d’émotions suscitées par les archives et éprouvées par les archivistes, il s’agit là d’aller plus loin en éprouvant les difficultés des archivistes à rester neutres face à l’usager anéanti – les nombreux exemples nous font « vivre l’émotion » – et en explorant de possibles solutions et ressources.

Les quêtes sociales, mémorielles et identitaires pour une recherche de vérités en réponse à des passés traumatiques sont des sujets de l’heure, à niveau international. La complexification de la législation en matière de vie privée défie l’accès aux archives et pousse certains usagers à penser qu’elles leur sont délibérément cachées. Mais la collaboration et la proximité qui s’installent entre archivistes et usagers et qui s’opèrent depuis quelques années sont de bon augure. Tout l’intérêt de ce livre est contenu dans les exemples et cas vécus cités à profusion et qui nous démontrent, s’il le fallait encore, l’implication des archivistes au coeur du sensible et de l’espoir des usagers en quête d’identité. Serions-nous prêts à passer en mode prévention-action ?