Article body
L’ouvrage ici recensé est une retranscription d’une conférence donnée à l’invitation de la Société d’ethnologie le 18 mars 2022 au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, par Thomas Piketty, un économiste mondialement connu pour son ouvrage Le Capital au XXIe (2013). L’objectif général de cette conférence est de démontrer que ce que Piketty nomme des « régimes inégalitaires » ne sont pas le résultat de déterminismes naturels ou culturels, mais plutôt celui de rapports de force entre structures institutionnelles et mouvements sociaux. Pour ce faire, il définit la réalité de ces régimes, pour ensuite proposer des moyens pour réduire ces inégalités. Il termine en avançant deux hypothèses : la lutte contre les changements climatiques est intimement liée à la réduction des inégalités sociales ; l’ostentatoire concentration des richesses voile une marche réelle vers l’égalité.
La « nature » des régimes inégalitaires
Piketty entend par « régimes inégalitaires » « la structure et le niveau des inégalités socioéconomiques, ainsi que leur évolution dans le temps » (2023, 7). Il en identifie deux principaux : la répartition des revenus et la répartition du patrimoine, lesquels recoupent d’autres types d’inégalités tels que les inégalités de genre et les inégalités environnementales. Affirmant que ce sont les structures institutionnelles de redistribution des richesses qui (re)produisent les inégalités, il défend, dans un sens typiquement bourdieusien, qu’il n’y ait pas de sociétés « naturellement inégalitaires » (2023, 9). L’apparente naturalité des inégalités sociales serait plutôt le résultat de discours des groupes dominants, les « gagnants du système », afin de protéger leur position privilégiée.
Il lui importe alors de dénoncer de telles lectures déterministes des inégalités, qu’elles soient qualifiées de naturelles ou de culturelles. Les inégalités « naturelles » sont celles qui sont attribuées aux « talents individuels, […] dotations en ressources naturelles ou autres facteurs de ce type » (2023, 8). Pour Piketty toutefois, la très grande diversité des situations « naturelles », et les multiples interprétations sur ce que cela veut dire, rend difficile voire impossible de bien circonscrire les inégalités sociales (2023, 22). Les déterminismes culturels comprennent quant à eux « ces inégalités [qui] se rattachent à des trajectoires socio-économiques, politiques, culturelles, civilisationnelles ou religieuses » (2023, 7). D’une façon contre-intuitive, celles-ci apparaissent « naturelles » comme si à une structure institutionnelle ou une pratique culturelle donnée correspondait un niveau d’inégalités qui lui est propre. Bien que ce soient, selon lui, les inégalités qui ont le plus de visibilité et de conséquences sur le terrain, « en ne prenant en compte que le produit intérieur brut (PIB) d’un pays ou de son revenu national moyen, on rate complètement la réalité des conditions de vie de groupes sociaux considérables à l’intérieur de cette société » (2023, 21).
Face à ces constats, Piketty rappelle que les inégalités sociales et leur contraire, l’égalité, ne sont pas des produits de déterminismes sociaux, mais plutôt les fruits d’arrangements institutionnels contingents. La variation des niveaux d’inégalités s’expliquerait alors davantage par les « rapports de force [et] des compromis institutionnels » (2023, 9). Allant ici à l’encontre de la thèse de Walter Scheidel (2021), avec lequel il discute sans le citer, ce ne sont pas les guerres, les catastrophes naturelles, les coups d’État ou les pandémies qui produisent de l’égalité, mais bien « les mobilisations politiques et syndicales qui ont fait bouger les lignes » (Piketty 2023, 15). Adoptant une perspective allant du bas vers le haut, les véritables forces de changement sont « la mobilisation sociale et politique, ainsi que la capacité à construire des débouchés institutionnels nouveaux » (Ibid., 16).
Réduire les inégalités
Suivant ces considérations, Piketty propose une démarche de réduction des inégalités « qui se fonde d’abord sur l’égalité des droits d’accès à des biens fondamentaux : l’éducation, la santé mais aussi la participation politique » (2023, 54). Un facteur central est la montée de l’État social au XXe siècle, en ce qu’il est un processus de démarchandisation qui s’étend sur plusieurs secteurs (éducation, santé, médias) (2023, 73). Pour être efficace, celui-ci doit cependant être accompagné, spécifie-t-il, d’une décentralisation des pouvoirs, de la présence d’acteurs associatifs, ainsi que d’un financement collectif grâce à l’impôt progressif sur le revenu et le patrimoine. La redistribution fiscale via des impôts progressifs est cependant insuffisante puisqu’elle est minée par les échappatoires fiscales. Sans présenter de données probantes, l’éducation est, dit-il, le « facteur d’émancipation individuelle, d’égalisation, de prospérité, provoquant à la fois une réduction des inégalités et un accroissement de la productivité et du niveau de vie » (2023, 46).
L’État social, l’impôt progressif et l’éducation doivent toutefois être complétés d’un autre mécanisme : l’amélioration de la participation économique et politique. En effet, « la construction d’une norme de justice sociale demande aussi la construction d’outils permettant au citoyen de délibérer, de vérifier ce qui est fait » (2023, 53). Cet objectif de démocratisation ne se limite pas à la seule participation citoyenne aux institutions politiques. Piketty favorise aussi « tout ce qui concerne la démocratie économique, c’est-à-dire l’égalité de participation dans la prise de décisions au sein des entreprises » (2023, 54). Il donne en exemple les systèmes de codétermination et de cogestion au sein des entreprises et défend l’idée de limiter ce qu’un actionnaire peut posséder.
Deux hypothèses sur l’avenir
Piketty conclut sa conférence avec deux hypothèses. La première est que les changements climatiques obligeront à une modification du système et des habitus économiques. Lutter contre les changements climatiques implique nécessairement de réfléchir à la répartition mondiale des responsabilités face aux émissions de carbone, ce qui implique « une réduction assez drastique des écarts de revenus et de fortunes » (2023, 83). La deuxième hypothèse est une proposition qui revient de façon récurrente dans sa conférence : bien que « le système social [n’ait] jamais cessé d’être caractérisé par une concentration extrême du pouvoir économique, […] il y a un mouvement de long terme, limité mais réel, vers l’égalité » (2023, 26). L’enjeu, pour Piketty, n’est pas d’atteindre une égalité parfaite. Celle-ci doit rester un horizon de lutte, mais son raisonnement l’amène plutôt à miser sur la participation politique. En effet, il revient selon lui « à la participation démocratique et à la délibération populaire [de] décider » de l’écart des richesses acceptables pour que tous puissent bien vivre (2023, 56).
En conclusion
Atteint-il l’objectif présenté en introduction ? En fait, si l’argumentation est convaincante, la démonstration reste à peaufiner. Premièrement, il ne le démontre tout simplement pas. Il le mentionne et le postule sans toutefois l’illustrer explicitement. C’est peut-être dû au format de sa présentation, une conférence, qui limite le propos d’un auteur plutôt habitué des ouvrages substantiels de plusieurs centaines de pages. Ensuite, parce qu’il est difficile de bien cerner les distinctions entre des déterminismes culturels « naturalisés » et « arrangements institutionnels contingents », lesquels finissent toujours par se cristalliser et par apparaître comme « naturels » au-delà de leur caractère contingent à la source de leur existence. Enfin, on a un peu de difficulté à voir cette dite marche constante vers l’égalité, alors que les chiffres qu’il présente témoignent plutôt d’une tendance à l’agrandissement des inégalités, en donnant pour exemple la correspondance entre la hausse des inscriptions et la diminution du financement étatique de l’enseignement supérieur (2023, 47-51).
Malgré ces critiques, notons que la proposition générale reste pertinente en ce que Piketty nous éclaire sur l’état actuel des inégalités de redistribution des richesses et les mécanismes qui les constituent. Ensuite, il révèle que les différentes inégalités sont des vases communicants, insinuant ainsi que la réduction des inégalités sociales a des incidences positives sur des sphères de nos vies qui n’apparaissent pas immédiatement sociales ou économiques, telles que la crise climatique. Enfin, il nous rappelle que dans le domaine social, il n’y a rien de naturel. Les constructions institutionnelles sont les résultats cumulatifs de luttes sociales survenues au long de l’histoire. La leçon est donc qu’il n’y a égalité qu’en raison des rapports de force qui l’imposent, et dès lors qu’il n’en tient qu’à nous de changer la donne… ou pas !
Appendices
Bibliographie
- Piketty, Thomas, 2013. Le Capital au XXIe siècle. Paris, Seuil.
- Sheidel, Walter, 2021. Une histoire des inégalités. De l’âge de pierre au XXIe siècle. Arles, Actes Sud.