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O dinheiro embranquece. L’argent blanchit.
Cet idiome brésilien, qui donne le titre à ce numéro, reflète une croyance populaire latino-américaine selon laquelle, une fois que les minorités racialisées ont accumulé un capital financier suffisant, elles peuvent échapper aux identités raciales non blanches stigmatisées en théorie (par exemple, les Autochtones, moreno, prieto) et en pratique, c’est-à-dire au mauvais traitement et au manque de respect qui accompagnent le statut de non-Blanc. L’argent blanchit est une tournure de phrase provocante qui met en évidence la mutabilité de la race et le lien intrinsèque de cette mutabilité avec l’accumulation de capital. Elle est également d’une simplicité trompeuse : elle prétend que tout ce qui est nécessaire pour déraciner et transcender le racisme, c’est l’argent. Bien entendu, l’inverse est également vrai : le manque d’argent peut renforcer l’emprise du racisme.
L’argent blanchit, est une croyance populaire en une forme particulière de mobilité, où l’accumulation d’argent l’emporte sur la race. En nous inspirant de cette conceptualisation, nous définissons la mobilité comme les processus inégaux grâce auxquels les individus de statut inférieur et leurs familles tentent de s’élever dans la hiérarchie de la stratification sociale, d’accéder à des ressources matérielles et à un confort supplémentaire, tout en bénéficiant d’un changement significatif de leur statut social. En outre, la mobilité est définie par les violences structurelles qui l’entravent. La principale de ces violences est le racisme. Nous examinons les façons dont la mobilité et la race se combinent, en montrant comment nos interlocuteurs comprennent que leurs chances de mobilité sont limitées par la racialisation et comment ils critiquent les ordres raciaux d’inégalité alors qu’ils tentent de progresser et de se bâtir une bonne vie.
Nous avons choisi l’argent blanchit comme titre pour trois raisons. Tout d’abord, il met en évidence le pouvoir durable du racisme dans la structuration des opportunités de mobilité. Partout dans le monde, l’appartenance à une autre race – telle qu’elle est définie localement – peut avoir un impact négatif sur la capacité d’une personne à accéder à ce que les universitaires et leurs interlocuteurs considèrent comme les outils fondamentaux de la mobilité, comme les possibilités d’éducation, l’accès au capital financier, l’accession à la propriété et la liberté de mouvement. Deuxièmement, l’idée que l’argent blanchit, ou peut-être diminue, l’altérité raciale d’une personne révèle la fiction de la race, mais aussi les effets persistants et pernicieux du racisme. Bien que l’accès à l’argent puisse être compris comme atténuant les comportements racistes, il peut aussi les exagérer, car de nouvelles théories populaires apparaissent sur la mobilité des autres races, dont l’hypothèse d’un lien entre la criminalité et la criminalité marquées par la racialité. En outre, les tentatives d’accéder à la richesse d’une manière qui n’imite pas les modèles de consommation des classes moyennes et des élites « responsables » peuvent devenir un moyen de « noircir » davantage les minorités. Parallèlement, l’accès aux privilèges de l’argent – l’enseignement supérieur de haut niveau, les entreprises haut de gamme, la possibilité de dépenser de l’argent pour des produits de luxe – peut être un acte de défi lorsque le groupe racial auquel on appartient s’est vu refuser l’accès à ces agréments sociaux et à ces matières premières de la mobilité. Enfin, contrairement à la prémisse raciale de l’idiome, lorsque nos interlocuteurs accèdent à ces signes extérieurs de mobilité, ils le font sans abandonner leur différence. Au contraire, ils affirment définitivement que leur différence et leur réussite sont intimement liées. Ainsi, pour nombre de nos interlocuteurs, la mobilité ne repose pas sur la blancheur comme mode de propriété (Harris 1993) ou sur l’assimilation à la blancheur (Drouhot et Nee 2019 ; Portes et Zhou 1993), mais plutôt sur le fait de miser sur la différence. Si nos interlocuteurs investissent parfois dans l’idée que l’argent blanchit, l’argent révèle aussi les ordres raciaux de mobilité et de résistance à ces ordres qui placent la blancheur au sommet. Malgré l’élargissement de l’écart de richesse mondial défini par l’inégalité raciale, nos articles montrent comment les individus minorisés s’efforcent de mener une vie matériellement et moralement « bonne » qui leur permet d’être respectés en tant qu’individus minorisés, et pas seulement en tant que ceux qui sont blanchis donc avantagés par l’argent.
Mener une bonne vie
Nos intérêts résultent des efforts récents des anthropologues et des chercheurs alliés pour explorer, avec optimisme, la montée de nouvelles classes moyennes qui incluent des individus historiquement marginalisés par la race (Coe et Pauli 2020 ; Klein et al. 2018 ; Rollock et al. 2013 ; Shakow 2014 ; Vallejo 2012). Ces études sur les aspirations des classes moyennes racialisées en pleine ascension coïncident également avec les préoccupations des chercheurs sur la manière dont les individus minorisés font face aux « nouvelles » formes de précarité conséquentes à l’effondrement des régimes de travail fordistes, de la diminution des rendements de l’éducation formelle, de l’essor du micro-entreprenariat et des efforts de lutte contre la pauvreté qui, ironiquement, entraînent une augmentation de la pauvreté (Hardon et al. 2019 ; Kar 2018 ; Muehlebach 2013 ; Shange 2019 ; Sojoyner 2016). Cependant, mettre l’accent sur les modes contemporains de précarité risque d’ignorer les ordres racialisés de longue date du capitalisme qui ont toujours contraint les mobilités des populations minorisées, mais pas leurs rêves d’une vie meilleure (Castellanos 2020 ; Millar 2017 ; Weston 2012).
Les auteurs de ce numéro retracent les expériences quotidiennes de la survie et de la progression, façonnées à la fois par des trajectoires historiques mondiales, notamment les régimes du capitalisme mondial et les héritages coloniaux, mais aussi par l’histoire locale des relations raciales. Ce faisant, nous démontrons les itérations profondément locales du capitalisme racial (Robinson 2000 [1983]). Alors que tous nos articles historicisent profondément les mobilités, les formations de pouvoir transnationales et les marqueurs matériels de la richesse, nous nous intéressons tous, en fin de compte, à la manière dont nos interlocuteurs conceptualisent un avenir espéré et amélioré pour eux-mêmes et leurs proches, et qui fait appel non seulement à l’argent, mais aussi à des objets et des expériences de valeur.
Les cadres dont nous disposons pour comprendre ces aspirations à une bonne vie pour soi et pour les autres sont souvent contradictoires. Les récits de célébration de cette mobilité économique apparente suggèrent qu’il peut s’agir d’actes d’aspiration transformatrice (Appadurai 2013) et de « devenir » (Biehl et Locke 2017) qui conduisent à l’émergence de subjectivités transformées et de possibilités au-delà des ordres sociaux actuels, y compris les ordres raciaux (James 2019). Alternativement, ces efforts de désir sont présentés comme des incarnations d’un « optimisme cruel » (Berlant 2020), par lequel les aspirants à l’espoir poursuivent involontairement des fantasmes d’une bonne vie qui leur font finalement du tort. Alors que nous visons à historiciser les ordres économiques et raciaux actuels dans nos articles, nous proposons dans ce numéro la capacité de pouvoir simultanément maintenir l’agréable et le douloureux dans le même cadre analytique du travail social du désir de s’épanouir (striving). Les travaux des universitaires féministes noires ont montré comment les appels à l’autonomie et à l’esprit d’entreprise ne peuvent être réduits à l’adoption d’une subjectivité néolibérale ou à un simple acquiescement à la politique de respectabilité pour les populations noires (Reese 2017 ; voir aussi Mullings 2014). À l’inverse, ces appels peuvent prendre en compte l’expérience vécue du capitalisme racial tout en restant profondément ancrés dans un projet collectif de survie partagée et d’« élévation communautaire » qui critique les ordres raciaux (Reese 2017, 411).
Pour approfondir notre analyse dans cette perspective, nous nous intéressons aux définitions de nos interlocuteurs de ce qui constitue une bonne vie et aux aspects socialement productifs des parties quotidiennes et agréables de leur vie (Back 2015 ; Fischer 2014 ; Garth 2019 ; Mathews et Izquierdo 2009 ; Robbins 2013 ; Thin 2009). Les expériences agréables, comme de nouveaux vêtements, le respect et une promotion au travail, ou un voyage à l’étranger, sont essentielles à la façon dont les gens « rendent la vie vivable » et subvertissent les systèmes sociopolitiques inégaux qui les rendent vulnérables (Back 2015). Les pauses agréables procurent un sentiment de libération lorsque les gens sont aux prises avec des impératifs politico-moraux concurrents et la lassitude de s’y retrouver (Garth 2019). Même dans les circonstances les plus difficiles, des artefacts spécifiques de la culture matérielle peuvent affirmer la dignité d’une personne et fournir la preuve physique d’une vie bien vécue (Collins 2010 ; Fassin 2012 ; Low 2004 ; Stoller 2002). De même, les appels à différents modes de cosmopolitisme de la part de ceux qui sont marginalisés par les inégalités mondiales revendiquent une valeur individuelle et collective et exigent une reconnaissance (Appadurai 2013 ; Eze 2014 ; Gidwani 2006). En même temps, nous visons à éviter le « sentimentalisme ethnographique » qui risque de reproduire le « mythe libéral de la perfectibilité par l’incorporation progressive des peuples historiquement subordonnés dans le confort et les privilèges de la propriété et de la citoyenneté » (Jobson 2020, 259). En résumé, nous tissons ensemble notre engagement à historiciser les luttes contemporaines pour faire et embrasser les tensions inhérentes aux efforts vulnérables des individus. Collectivement, nos articles répondent à l’appel à examiner « ce qui se passe vraiment » (Chin 2001 ; Reese 2017) dans l’expérience vécue de la cruauté et de l’aspiration.
Contributions au numéro thématique
Au coeur de ces articles se trouve un engagement ferme en faveur d’un travail ethnographique approfondi. Nous prenons au sérieux les micro-pratiques de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de décider où et comment travailler, d’acheter des vêtements d’occasion, d’utiliser une carte de crédit ou de célébrer un mariage extravagant. Les centres d’intérêt ethnographiques de nos articles couvrent les Amériques, l’Asie et l’Europe et constituent, de manière explicite, un examen interculturel des expériences de mobilité et de racialisation qui s’attaque aux régimes de pouvoir mondiaux façonnés par les trajectoires historiques mondiales. Ce faisant, nous démontrons les itérations profondément locales du système mondial du capitalisme racial. En outre, cette approche interculturelle nous permet de retracer les alignements et les disjonctions dans les théories de la race, de la mobilité et d’une bonne vie à travers les géographies. Parallèlement, nous demeurons fermement attachés à la situation locale, en examinant comment les particularités des lieux, et la manière dont ils sont imaginés et habités par nos interlocuteurs, créent des expériences uniques de mobilité et de race. Nous souhaitons pousser notre imagination anthropologique collective en nous intéressant à la façon dont les personnes marginalisées par la race et la classe définissent une vie « agréable » et « bonne » en soi, selon des registres matériels, relationnels et moraux ; et à la manière dont les catégories de race et de classe qui entravent ces vies sont comprises en termes locaux et transnationaux (Fischer 2014 ; Gregory et Altman 2018). Ainsi, ce numéro thématique vise à lutter contre la violence épistémologique qui peut se produire dans la recherche et l’écriture universitaires en centrant les pratiques de création de sens de nos interlocuteurs, en tant que co-théoriciens de leurs propres expériences de marginalisation et de mobilité fondées sur la race et la classe.
Bien qu’enracinées dans des observations ethnographiques profondes, nos articles sont organisés de manière à refléter la façon dont nos analyses se déploient sur des échelles variables d’intimité ethnographique. Kathleen Millar suit une autre expression idiomatique liée à la mobilité, en l’occurrence le mauvais crédit ou nome sujo (« nom sale »), et ses liens avec les histoires coloniales de la race et du capitalisme qui animent les Brésiliens d’aujourd’hui dans leur compréhension des cotes de crédit. Ensuite, Susan Ellison examine l’expansion des sociétés mondiales de marketing à multi-niveaux en Bolivie et la manière dont les distributeurs autochtones utilisent leur racialisation et les expériences de discrimination raciale qui l’accompagnent pour recruter davantage de personnes dans leurs « descendances », révélant ainsi la manière dont le capitalisme racial opère à travers la portée étendue des ventes en réseau. Le travail de Grazia Ting Deng compare et oppose les espoirs d’une meilleure vie des immigrés chinois et de leurs enfants en Italie, retraçant le passage de la stabilité économique à la reconnaissance sociale, à la lumière de la racialisation des Chinois en Italie et de l’ascension globale de la Chine sur la scène mondiale. Andrea Flores aborde un terrain similaire en montrant comment les jeunes Latinx issus de l’immigration visent un avenir professionnel, un foyer et des voyages cosmopolites en dépit des contraintes légales, des stéréotypes raciaux et de la stigmatisation de classe qui pèsent sur les identités Latinx aux États-Unis. Lai Wo se penche sur les relations intimes entre les femmes sud-asiatiques et les hommes euro-américains expatriés qui se rencontrent, chantent au karaoké, flirtent et trouvent même des partenaires à long terme dans le quartier des divertissements de Wanchai à Hong Kong. Ils imaginent ainsi, pour eux-mêmes, des avenirs plus gratifiants sur le plan affectif et matériel, même si ces relations sont entachées d’inégalités financières, raciales et de genre. Enfin, l’article de Maureen Kihika s’appuie sur l’histoire professionnelle et d’immigration de sa famille, ainsi que sur celle des infirmières africaines immigrées à Vancouver, pour montrer comment le recours aux identités afropolitaines peut atténuer les effets blessants de la négritude, tout en renforçant le classisme. Cette introduction s’achève par le commentaire en français d’Anne-Christine Tremon, qui apporte un éclairage supplémentaire sur les axes théoriques et les cadres conceptuels de nos articles. Nous présentons maintenant chacun des articles ethnographiques afin de guider les lecteurs et les lectrices dans le contenu du numéro.
Grâce à son long travail de terrain avec les collecteurs de déchets recyclables (catadores) oeuvrant sur la décharge municipale de Rio dans le quartier de Jardim Gramacho, Millar explore les origines historiques et les répercussions contemporaines de la racialisation de la dette au Brésil. Dans le cadre d’une campagne mondiale d’« inclusion financière » qui dure depuis des décennies et qui cible les personnes à faible revenu dans le monde entier, de nombreux Brésiliens se sont retrouvés, comme leurs pairs ailleurs, à lutter pour rembourser leurs emprunts financiers et leurs factures de carte de crédit. Comme le montre Millar dans sa contribution à ce numéro thématique, les expressions idiomatiques très répandues par lesquelles les Brésiliens caractérisent ces expériences de mauvais crédit ou de retards de paiement – la crainte de voir leur nom « sali » par un défaut de paiement – sont fortement racialisées. Millar démontre que les appels à la saleté reflètent les tropes historiques de l’anti-négritude liés à l’endettement et à l’humiliation publique en cas d’échec financier. Pour les interlocuteurs de Millar, la crainte d’être associés à la saleté est particulièrement poignante, car ils cherchent à garder leurs noms « propres », tout comme leurs corps qui travaillent dans les décharges. Comme le démontre Millar, l’expression nome sujo (« nom sale ») s’attache à des corps particuliers (des Noirs racialisés) qui sont intégrés dans les systèmes bancaires commerciaux tout en continuant à s’engager dans des pratiques financières qui ne parviennent pas à adopter la « subjectivité d’austérité » qu’elles sont censées incarner. Ce faisant, les pratiques financières alternatives adoptées par les résidents pauvres de Jardim Gramacho – du partage des cartes de crédit à la gestion des obligations sociales par l’endettement – sont de plus en plus pathologisées en termes raciaux. En dépit de l’anxiété que suscite la façon dont le crédit peut contaminer quelqu’un qui a un « nom sale », affirme Millar, ses interlocuteurs continuent de faire face à des demandes concurrentes pour garder leur nom propre tout en s’occupant des autres par le biais de dettes souvent « salissantes ».
L’endettement excessif constitue également la toile de fond de l’article d’Ellison dédié à l’essor du marketing à multi-niveaux (ou vente pyramidale) parmi les habitants aymaras d’El Alto, en Bolivie. Des sociétés mondiales de marketing à multi-niveaux (MLM) comme Herbalife ont débarqué en Bolivie au milieu des célébrations généralisées de la prétendue montée en puissance des classes moyennes autochtones du pays, notamment des marchands autochtones qui ont forgé des réseaux commerciaux durables s’étendant des Andes à l’Asie. Pourtant, ces succès financiers sont apparus dans le sillage d’idéologies raciales dominantes qui présentaient la scolarisation et la professionnalisation comme les principaux moyens d’élever les Autochtones, souvent liés à des attentes de blanchiment des Autochtones ou de blanqueamiento. Pourtant, comme le montre Ellison, les activités de recrutement des sociétés de marketing à multi-niveaux capitalisent sur le mécontentement généralisé des habitants autochtones d’El Alto, qui expriment leur frustration face à l’impossibilité d’accéder, pour eux et leurs familles, aux promesses d’une meilleure qualité de vie et plus « digne ». Dans ce contexte, Ellison avance que les recruteurs de MLM élaborent des témoignages convaincants qui réaffectent la racialisation à leurs propres objectifs (attirer de plus en plus de personnes dans les structures de MLM en aval) en soulignant le sentiment d’aliénation des personnes par rapport aux récits dominants de la mobilité de la classe racialisée. Ils le font pourtant au service d’un modèle d’entreprise qui, souvent, ne tient pas ses promesses. Tout comme Millar révèle les fondements anti-Noirs de la forme particulière du capitalisme racial au Brésil, Ellison montre comment l’assujettissement racial qui a permis l’extraction capitaliste sous-tend le travail de la vente directe et du marketing à multi-réseaux.
Comme les interlocuteurs d’Ellison, la jeune génération d’entrepreneurs chinois en Italie recherche la reconnaissance sociale en dépit de la racialisation, car c’est la clé de l’accès à une meilleure vie. L’analyse de Deng met en contraste les aspirations d’une ancienne génération de migrants chinois arrivés en Italie dans les années 1980-1900 avec celles de leurs enfants qui ont atteint l’âge adulte en Italie récemment. Pour l’ancienne génération de migrants, l’espoir d’une bonne vie était ancré dans la possibilité d’utiliser leur mobilité spatiale et leur travail pour éventuellement posséder sa propre entreprise légale et verser les profits dans la culture de l’avenir de leurs enfants en tant que futurs cols blancs. Malgré les opportunités dont bénéficient ces enfants, ils sont toujours confrontés à des perceptions racistes de leur origine chinoise en Italie, associant leur mobilité économique aux gains mal acquis de la mafia cinèse (mafia chinoise). Ils en sont venus à considérer que leur future « bonne vie » était définie, comme le dit l’un des interlocuteurs de Deng, par la « recherche d’un statut social ». La consommation ostentatoire, les loisirs coûteux, les possibilités d’éducation supérieure pour leurs enfants et l’affirmation de leur statut d’Italiens, même s’ils étaient Chinois, sont les marqueurs d’une vie bien vécue. Deng fait le lien entre ces différences intergénérationnelles dans les espoirs d’avenir et les hiérarchies mondiales des nations. Elle montre comment la montée de la Chine en tant que superpuissance mondiale et l’effondrement de l’économie italienne s’inscrivent dans la manière dont les deux générations ont géré leur avenir. À l’heure actuelle, la Chine mondiale offre un nouveau type de cosmopolitisme qui permet aux Chinois racialisés de renverser les préjugés de leurs voisins italiens et d’affirmer la domination chinoise.
L’article de Flores s’appuie également sur le concept d’orientations cosmopolites d’une bonne vie, en retraçant la manière dont les jeunes Latinx de Nashville, dans le Tennessee, aspirent à un avenir professionnel cosmopolite à la lumière des stéréotypes anti-Latinx omniprésents. Les jeunes avec lesquels Flores travaille définissent une vie future agréable en termes d’accession à la propriété pour eux-mêmes et leurs parents, de consommation de produits de luxe et de leur propre emploi professionnel en dehors des domaines de travail associés aux corps latino-américains de leurs parents, tels que le nettoyage de la maison et l’aménagement paysager. Au-delà de ces marqueurs professionnels et matériels, ces jeunes aspiraient à devenir trilingues et à voyager à travers le monde. Ils n’ont pas seulement mentionné leur aisance biculturelle, mais aussi « leur orientation cosmopolite vers la différence, leur capacité à traverser d’autres cultures au-delà de celles de la communauté d’immigration et de la communauté d’accueil ». Flores se penche également sur les « cosmopolites expulsables », c’est-à-dire les jeunes sans papiers qui aspirent néanmoins à cette mondanité urbaine et à la liberté de mouvement. Elle soutient que ces jeunes ne sont pas des victimes d’ordres juridiques enracinés interdisant la mobilité, mais sont plutôt ceux dont les aspirations critiquent les régimes de déportation mondiaux qui les positionnent en dehors des classes aspirantes. Alors que les jeunes franchissent les frontières raciales, de classe et de droits qui limitent leur présent, leurs aspirations révèlent une critique acerbe de ces systèmes sociaux.
Alors que les interlocuteurs de Flores et Deng sont enracinés dans les relations parents-enfants, Wo retrace dans sa contribution les relations intimes qui émergent lorsque les femmes migrantes d’Asie du Sud-Est flirtent, sortent et parfois se marient avec des hommes expatriés euro-américains qu’elles rencontrent dans le quartier des divertissements de Wanchai, à Hong Kong. De nombreuses interlocutrices d’Asie du Sud-Est de Wo naviguent (et parfois exagèrent intentionnellement) dans des dynamiques de pouvoir inégales en fonction du sexe et de la race pour nouer des relations avec ces hommes expatriés. Ces hommes sont, à leur tour, aux prises avec leurs propres perceptions d’impuissance et de bouleversement, qu’il s’agisse de licenciements ou de relations antérieures ratées qui les ont laissés déçus et seuls. Pour les femmes minorisées d’Asie du Sud-Est, ces petits amis à court terme et même les relations à long terme offrent un peu de répit par rapport aux heures éreintantes du travail domestique non réglementé et ouvrent aux interlocutrices de Wo une voie pour renégocier et resignifier – si ce n’est pas entièrement échapper – leurs positions de classe racialisées plus assujetties. Selon Wo, ces intimités et les aspirations qu’elles suscitent nous permettent de prendre en compte les manoeuvres agentives des femmes migrantes, dont les interprétations des scénarios sexuels et raciaux ne peuvent être réduites à une simple victimisation. Comme le souligne Wo, en s’intéressant aux « possibilités de création d’avenir forgées à partir d’intimités partagées entre deux groupes de migrants distincts », nous pouvons mieux appréhender la manière dont les femmes migrantes d’Asie du Sud et leurs partenaires expatriés tentent de « revoir ce qui pourrait être affectivement et matériellement possible dans leur avenir au-delà du travail domestique, du vieillissement en solitaire et de la précarité imminente ».
Selon une différente signification de l’intimité, Kihika combine un récit auto-ethnographique profondément personnel de l’expérience contradictoire de mobilité du Kenya au Canada, de sa famille kenyane, avec des récits similaires : ceux des infirmières noires africaines ayant déménagé à Vancouver. Kihika explore la manière dont ces dernières utilisent collectivement « une politique culturelle de l’afropolitanisme » pour négocier les expériences difficiles de mobilité ascendante et descendante sous-jacentes aux racisme anti-Noir, les stéréotypes négatifs de l’Afrique et, potentiellement, leur propre appartenance à une classe sociale. Kihika montre comment l’afropolitanisme, en tant qu’« instrument culturel de l’agencéité politique noire », permet aux Africains (y compris ces infirmières) d’affirmer une « appartenance africaine au monde » qui rejette les stéréotypes de la victimisation de l’Afrique et, en fin de compte, l’anti-négritude. Les infirmières avec lesquelles Kihika mène sa recherche voient leurs compétences professionnelles remises en question, elles ne sont pas retenues pour des promotions et sont généralement dévalorisées sur leur lieu de travail. Bien qu’elles reconnaissent le rôle que joue la différence raciale dans la construction de leur image de professionnelles déficientes, elles « puisent dans les sensibilités afropolitaines pour mettre en place des cadres oppositionnels à travers lesquels elles remettent en question leur position subalterne, récupérant leur identité de professionnelles autonomes de la classe moyenne, selon leurs propres termes ». Kihika montre également comment ces moments de « professionnalisme performant » peuvent renforcer les frontières de classe parmi les personnes racialisées.
Conclusion
Ce numéro thématique explore la manière dont nos interlocuteurs naviguent dans leur passé, leur présent et leurs espoirs d’avenir, à la lumière des scénarios de race et de classe qu’ils souhaitent renverser. Nous réfléchissons à la manière dont nos différents interlocuteurs perçoivent les inégalités structurelles croisées, liées au genre, à la race et à la classe, qui façonnent leurs chances de mobilité socio-économique, ainsi que leurs perceptions des possibilités, des limites et des liens de leur propre mobilité avec leurs identités raciales. Le commentaire perspicace de Tremon met en évidence les lignes de force de notre analyse que nous n’abordons pas ici, telles que les enjeux de l’ethnographie urbaine. En guise de conclusion, nous souhaitons souligner quatre interventions qui, selon nous, sont le fruit d’un travail collectif.
Premièrement, les mobilités sont toujours et déjà racialisées. Nos interlocuteurs se conforment et rejettent à la fois les scripts raciaux qui accompagnent la mobilité ascendante et sa stagnation. Ainsi, notre travail témoigne de la plasticité des schémas raciaux. Par exemple, Deng montre comment des adultes nés et/ou élevés en Italie, de migrants chinois en Italie mettent sélectivement l’accent sur des aspects de leur identité chinoise lorsqu’ils affirment la mobilité économique durement gagnée par leur famille. Flores, Kihika et Ellison montrent comment les Latinx, les Africains et les Autochtones marqués ethniquement se distancient respectivement des stéréotypes raciaux négatifs et cherchent à se conformer ou à rejeter les attentes euro-centriques en matière de travail, de consommation et de respectabilité. Dans le contexte brésilien, Millar montre comment la dette, la race et les représentations de saleté et de valeur sont intimement liées aux notions du corps noir lui-même. Enfin, Wo illustre comment les femmes rurales d’Asie du Sud-Est se soumettent sciemment au désir racialisé dans les bars occidentaux de Hong Kong afin de subvertir partiellement d’autres aspects de leur racialisation en tant que migrantes asiatiques rurales dans une ville mondiale. En résumé, nos contributions montrent clairement que la mobilité raciale est un processus actif de résistance et de repli sur soi entrepris par ceux qui sont censés se trouver au « bas » des hiérarchies raciales qui les excluent.
Deuxièmement, il existe des dimensions matérielles et spatiales de la mobilité des classes racialisées et des orientations vers l’avenir. Ellison et Millar retracent l’héritage du colonialisme et de l’esclavage dans les Amériques selon les modèles contemporains du capitalisme racial et les systèmes racialisés de consommation ostentatoire et d’accès au crédit qui permettent ou empêchent les futurs escomptés. Wo, Flores, Kihika et Deng décrivent les récentes migrations transnationales entreprises dans l’espoir d’un avenir imaginé qui remodèle inévitablement les nations d’origine et d’accueil. Plus personnellement, ces migrants et leurs descendants transforment ce que les individus considèrent comme des biens, des goûts et des pratiques – y compris le niveau d’éducation, les modes d’entrepreneuriat, les comportements professionnels, les orientations cosmopolites et les relations intimes interraciales – qui témoignent de leur mobilité ascendante et de leur migration réussie. Collectivement, ces articles rendent compte de façon plus holistique de la manière dont les individus donnent un sens à leur position dans les hiérarchies de classes raciales, ce qui nous permet d’approfondir notre compréhension de la mobilité qui se matérialise dans la consommation, l’entrepreneuriat et la migration orientés vers l’avenir.
Troisièmement, alors que les articles démontrent tous le rôle des systèmes économiques et politiques mondiaux dans le façonnement de l’avenir de nos interlocuteurs, nous soulignons également la manière dont ils font appel à des orientations cosmopolites qui renvoient aux régimes mondiaux d’exclusion. L’article de Millar est peut-être le plus éloigné du cosmopolitisme. Cependant, le désir d’être intégré dans l’inclusion financière et de garder leurs proches avec eux révèle une subtile critique vécue des systèmes financiers mondiaux. Plus directement, Deng montre comment les récits sur l’essor de la Chine permettent à une nouvelle génération d’Italo-Chinois d’affirmer une citoyenneté flexible. Les infirmières afropolitaines de Kihika s’appuient sur ce cadrage de « l’appartenance africaine au monde » pour combattre les moments d’exclusion raciale. Les entrepreneurs de marketing à multi-niveaux sur lesquels Ellison fait des recherches espèrent voyager à l’étranger, en affirmant la valeur de la différence raciale. Les jeunes suivis par Flores, qui rêvent de voyages et d’un avenir multilingue, répondent à la définition du cosmopolite comme étant blanc et de classe supérieure. Bien que nous puissions placer tous ces éléments dans le cadre du cosmopolitisme d’en bas, ou du cosmopolitisme vernaculaire/subalterne, nous pouvons également les considérer comme des revendications d’un cosmopolitisme racialement différent mais mobile vers le haut, dont les adeptes cherchent à s’insérer en tant qu’égaux dans un nouvel ordre mondial.
Enfin, notre travail démontre que les aspirations de nos interlocuteurs ne peuvent être réduites à la cruauté ou à la complicité. Ce cadre d’« optimisme cruel », bien qu’éclairant et productif, risque de confondre l’aspiration avec un manque de conscience critique de sa propre situation et des conditions politico-économiques qui contribuent aux luttes quotidiennes pour la dignité et la jouissance. Wo, Deng, Kihika et Flores mettent l’accent sur la manière dont leurs interlocuteurs naviguent sciemment sur des terrains de classe racialisés, des tensions générationnelles et des politiques intimes dans leur quête d’une vie meilleure. Millar et Ellison montrent comment leurs interlocuteurs sont souvent recrutés dans des projets libéraux racialisés d’« inclusion financière » et d’entreprenariat, même s’ils doivent faire face à des préjugés de classe racialisés et à leurs nombreuses contraintes au cours du processus. Comme l’écrit Deng, « les aspirations des gens concernant leur avenir fluctuent entre l’espoir et la précarité, l’attente et l’incertitude, les privilèges et les désavantages sur le terrain des classes racialisées, des tensions générationnelles et des transformations géopolitiques de l’ordre mondial ».
Présentés ensemble, ces articles illustrent l’imbrication de la classe et de la race dans la quête de mobilité des personnes à travers le monde. Les efforts de nos interlocuteurs pour s’en sortir et aller de l’avant sont également des initiatives pour remodeler les ordres sociaux qui les excluent en raison de leur pauvreté et de leur race. Nous soutenons que leur prise de conscience est transformatrice : même si les gens croient que l’argent blanchit, ce n’est pas forcément le cas.
Appendices
Remerciements
Ce numéro se fonde, en partie, sur un panel que nous avons organisé pour la réunion annuelle de l’American Anthropological Association en 2021. M. Bianet Castellanos a participé à la discussion et nous lui sommes très reconnaissantes pour ses remarques judicieuses. Nous remercions nos panélistes-contributrices pour le travail de qualité qu’elles ont accompli dans le cadre de la réalisation de ce numéro. Nous tenons également à remercier tous les évaluateurs qui ont participé au processus d’évaluation par les pairs de chaque contribution pour leurs commentaires constructifs. Alexandrine Boudreault-Fournier a soutenu ce numéro avec enthousiasme. Nous lui sommes reconnaissantes, ainsi qu’à toute l’équipe d’Anthropologica, pour leur soutien. Enfin, nous tenons à souligner l’importance de la co-théorisation de nos interlocuteurs collectifs. Nous espérons avoir été à la hauteur de vos bobbes vies.
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