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Introduction

Les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, soit de première génération, sont confrontés à de multiples défis pour la réussite scolaire et éducative des élèves (Duchesne, 2020), en particulier de ceux issus de l’immigration (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2019). Cette réussite semble intrinsèquement liée au succès de leur insertion professionnelle (Gagnon et Duchesne, 2018; Niyubahwe, Mukamurera et Sirois, 2018). Or ce succès n’est possible que si, dans leur insertion professionnelle, ces enseignants connaissent leurs rôles et responsabilités.

Pour mettre en lumière ce qui relève des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, les trois auteurs de cette publication, deux immigrants de première génération et un étudiant international, poseront premièrement les défis que des enseignants et d’autres personnes rencontrent en francophonie canadienne dans un système différent de celui de leur pays d’origine : nous aboutirons au fait que ces enseignants doivent s’engager dans la réussite de leur insertion professionnelle . Deuxièmement, nous définirons notre cadre théorique par la clarification d’abord du concept de rôle, compris comme des attentes, conduites, comportements, attitudes et aptitudes influencés par la position de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire dans un contexte donné, par ses conceptions et représentations et par celles des autres (Bosselut, Heuzé et Eys, 2009; Coenen-Huther, 2005); ensuite, nous définirons le concept de responsabilité compris comme « répondre de soi », « répondre à l’autre » et « répondre devant » (Charbonneau et Estèbe, 2001), puis nous aborderons l’interculturalité authentique et la critique raciale, théories qui serviront à déterminer les rôles et les responsabilités spécifiques des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, et à faire leur critique. L’interculturalité authentique se comprend comme une théorie prenant en compte des interactions et relations entre différentes cultures et la transformation réciproque de tous les actants de l’insertion professionnelle (Cohen-Emerique, 2011). La théorie critique de la race (TCR) est la prise en compte des processus de racisation et des racismes pouvant découler des interactions entre le groupe majoritaire blanc et les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire (Stanley 2022; Thésée et Carr, 2016). Troisièmement, en nous inspirant de Beaucher et Jutras (2007) et de Lachal (2016), nous présenterons notre méthodologie de recherche : la métasynthèse « ouverte » (recherche systématique d’analyse secondaire d’études qualitatives, quantitatives, mixtes et autres pertinentes). Quatrièmement, nous mettrons en exergue les rôles de négociateur et de porte-parole défenseur des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire ainsi que les responsabilités associées à ces rôles. Cinquièmement, tout en soutenant que rôle et responsabilité s’imbriquent dans la pratique, nous poserons le négociateur comme rôle central des interactions des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, puis nous décèlerons les lacunes des rôles de négociateur et de porte-parole défenseur en termes d’assimilation ou de transformation à sens unique, de négation du capital antérieur et des rapports de pouvoir, d’oubli des différentes dispositions culturelles et des processus de racisation, d’exclusions et de racismes, pour postuler leur re-imagination en relation avec les contextes de la francophonie canadienne, à la lumière de la théorie de l’interculturalité (interculturalité authentique) et de la TCR.

Contexte et problématique

L’insertion professionnelle des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire de première génération est ce moment où ces personnes s’intègrent au marché de l’emploi et au contexte du travail, se socialisent à leur profession et à son organisation, construisent et négocient leur identité, pour s’insérer dans la communauté éducative (Duchesne, Gravelle et Gagnon, 2019; Niyubahwe, 2015). C’est un phénomène d’ampleur au Canada, pays qui accueille de nombreux immigrants (Fraser et Boileau, 2014; Madibbo, 2021). C’est aussi un phénomène de grande diversité ethnoculturelle, linguistique et raciale (Madibbo, 2021; Statistique Canada, 2017) avec le recrutement d’enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire dans ses provinces (Gravelle et Duchesne, 2018).

Des chercheurs anglophones et francophones au Canada et ailleurs ont recensé des difficultés, redoublées pour les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire. À celles propres à tout novice s’ajoutent celles de débutants étrangers (Duchesne, Gagnon et Gravelle, 2019). Premièrement, d’après Gingras et Mukamurera (2008), ces difficultés sont liées à leur adaptation au milieu du travail (se faire accepter par la communauté éducative ayant sa culture, ses traditions et ses normes); aux conditions d’insertion et de travail (assignation de tâches refusées par les anciens, suppléance occasionnelle et précarité de l’emploi) et aux problèmes pédagogiques (gestion du temps, des classes et des élèves en difficulté d’apprentissage, planification des enseignements). Deuxièmement, elles sont liées à la difficile accréditation de leurs diplômes et qualifications antérieures, à la nouvelle culture d’enseignement, à des enjeux raciaux, linguistiques et identitaires (Jabouin et Duchesne, 2018; Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2013b), ainsi qu’à un système conçu historiquement pour privilégier les groupes européens francophone et anglophone majoritaires blancs (Henry, James, Li, Kobayashi, Smith, Ramos et Enakshi, 2017). En effet, dans la communauté éducative, les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire expérimentent des barrières systémiques et des clivages liés aux différences linguistiques, culturelles, religieuses, ainsi qu’aux identités racisées (Duchesne, 2020; Mulatris et Skogen, 2012; Stanley, 2022). Dès lors, avoir des compétences antérieures et suivre un programme d’enseignement n’assure pas à l’enseignant noir d’être accepté dans la communauté éducative, d’obtenir un poste d’enseignant, de le garder puis d’être titularisé.

Pour surmonter ces défis, la direction et les collègues enseignants offrent aux enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire divers encadrements. Brock et Grady (1998), Duchesne et Kane (2010), Martineau, Presseau et Portelance (2009) mettent en exergue les rôles et les responsabilités de la direction, que Colley (2002) résume en termes de leadership pédagogique, de bâtisseur et de garant de la culture de l’école puis de coordination des mentors. Par ailleurs, Feiman-Nemser (2012), Hudson (2016) et Leroux et Mukamurera (2013) soulignent les rôles et responsabilités des collègues.

En contexte interculturel, Gravelle et Bissonnette (2017) et Peeler et Jane (2005) soulignent l’encadrement interculturel de la direction, qui doit informer les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire sur le fonctionnement de l’école et favoriser une acculturation équitable entre cultures du débutant et du nouveau milieu. Gagnon et Duchesne (2018) insistent sur le mentorat interculturel assuré par des collègues expérimentés en forme de dyade (avec un mentor issu de l’immigration) ou de triade (avec un mentor issu de l’immigration et un mentor « natif »).

Outre ces dispositifs offerts par les accueillants, il revient aux enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire de s’impliquer dans la réussite de leur insertion (Duchesne, 2017). Cependant, pour les débutants « natifs » comme pour eux, les écrits dont nous avons pris connaissance soulignent uniquement les rôles et les responsabilités de la direction et des collègues enseignants, sans distinguer ni clarifier ceux des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire par rapport à leur insertion professionnelle . Aussi notre recherche voudrait clarifier de façon spécifique leurs rôles et responsabilités dans le succès de leur insertion professionnelle et, par ricochet, le succès des apprenants : quels sont les rôles et les responsabilités des enseignant·e·s issus de l’immigration dans la réussite de leur insertion professionnelle?

Cadre conceptuel

Les concepts de rôle et de responsabilité

Les rôles et les responsabilités des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire sont à saisir dans leurs actions et interactions vis-à-vis des autres actants dans le contexte de l’insertion professionnelle (Callon, 2006; Fraenkel, 2006). En nous inspirant de Fraenkel (2006), nous entendons par actant « qui que ce soit qui accomplit ou subit une action » (p. 77), en tant qu’élément humain et non-humain (Callon, Lhomme et Fleury, 1999). En d’autres termes, selon Walsh et Renaud (2010), l’actant est « tout ce qui a la capacité d’agir, d’influencer positivement ou négativement une action » (p. 287). Ainsi, ces actants peuvent être les nouveaux enseignants, les collègues, la direction, l’école, les élèves, le gouvernement, les programmes et dispositifs, les recherches et documents, les chercheurs, etc. Dans le cadre de notre recherche, nous retenons la direction, les collègues enseignants et les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire eux-mêmes comme principaux actants de l’insertion professionnelle.

Le concept de rôle, dans son sens premier, fait référence à la relation entre une personne et un objet qui lui est extérieur, auquel elle doit se conformer (Bosselut, Heuzé et Eys, 2009). Ainsi, les rôles peuvent être présentés comme la liste des attentes que l’on a envers une personne dans une situation donnée (Coenen-Huther, 2005) : toute attente est influencée par la position de l’actant dans un contexte donné ainsi que par ses propres conceptions en termes de « ce qu’il convient de faire […] sur ce qu’il va faire ou ce qu’il devrait faire » (p. 69). Dès lors, en nous inspirant de ces auteurs, nous postulons le rôle de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire comme concept récapitulant ces attentes situées selon la posture ou le capital social, compris comme propriété constitutive de la personnalité sociale. Selon Bourdieu (1980), le capital social est l’ensemble de ce qui octroie la reconnaissance, la compétence, la notoriété et la légitimité dans les relations de pouvoir avec les autres. En guise d’exemple, s’il revient à l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire de chercher sa place dans la nouvelle communauté, le concept de rôle qui récapitulera le mieux pour nous cette attente sera le rôle de négociateur.

La responsabilité peut se comprendre dans une perspective juridique liée à l’obligation (Ricoeur, 1992), ou dans une perspective relationnelle d’interdépendance entre sujets (Jonas, 1990; Lévinas, 1971). Charbonneau et Estèbe (2001) et Gaudet (2001) la comprennent dans une perspective épistémologique qui la renvoie à une réalité sociale, à partir de trois modalités propres à son étymologie latine (respondere), à savoir : « répondre de soi », « répondre à l’autre » et « répondre devant ». Notre recherche épouse cette dernière perspective, qui implique des interactions avec soi-même et les autres dans la communauté éducative. Selon ces auteurs, « répondre de soi » établit le lien entre responsabilité et rapport à soi, soulignant la dimension identitaire de ce concept, où il s’agit de prendre position, de créer son identité propre et sa réflexivité, de se positionner comme différent de l’autre et, par ce fait, d’assumer ses actes. Ainsi nous chercherons, dans les écrits, ce qui relève de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire en matière d’identification de ses besoins et de prise d’initiatives comme premier pas vers d’autres actants. « Répondre à » fait le lien entre responsabilité et rapport à l’autre, et est la manifestation de la sollicitude dans la relation à autrui, marquée par une dimension d’interdépendance (Charbonneau et Estèbe, 2001; Gaudet, 2001). Ainsi, nous chercherons, dans les écrits, la réponse de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire en matière de prise de soin d’autres actants de la communauté éducative. « Répondre devant » lie la personne aux institutions. Selon Charbonneau et Estèbe (2001), elle « place l’individu devant les institutions qui définissent la société à laquelle il appartient » (p. 7). Ainsi nous chercherons, dans les écrits, les réponses de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire devant son employeur, en matière de respect du contrat et des conventions tacites du travail.

L’interculturalité authentique et la théorie critique de la race

La culture est une notion complexe, comme le souligne Eyriès (2018). Nous l’appréhendons ici selon la perspective de Gagnon et Tcheumtchoua Nzali (2022), qui s’inspirent de l’anthropologue américain Edward T. Hall. Ces auteurs décrivent la culture comme une réalité à deux dimensions. D’une part, elle est externe, « explicitement apprise, consciente, facilement observable avec la vue, le toucher, le goût, l’odorat et l’ouïe » (p. 3), englobant les comportements, les rituels, la langue parlée, le mode de vie, la tradition et les coutumes. D’autre part, elle est interne, « implicitement apprise, inconsciente, difficile à changer, difficilement observable » (p. 3), comprenant les valeurs fondamentales, priorités, présomptions, normes, croyances, attitudes, idéologies et perceptions.

En nous inspirant de Bouchard (2011), de Cohen-Emerique (2011) et de Rocher et White (2014), nous concevons le concept d’interculturalité comme une réalité sociologique (interactions quotidiennes de personnes de cultures, langues, religions, identités racisées, ethnies différentes, de statuts socio-économiques différents et avec la perception de différences dans leur communication) et politique (gestion de la diversité se déclinant dans un ensemble de décisions et de programmes selon les enjeux de tel ou tel contexte de diversité et des personnes qui le constituent, et philosophies qui le sous-tendent) influencée par un processus épistémologique (tradition de pensée, façon interculturelle de voir le monde et de concevoir la diversité des populations). Selon ces auteurs, une véritable démarche interculturelle implique d’une part, la reconnaissance et le respect des minorités porteuses d’héritages culturels différents et, d’autre part, la création d’espaces de rencontres, de dialogue, de négociation pour favoriser la co-construction des représentations (conceptions, valeurs, croyances, comportements et pratiques). Selon eux, cela implique que le détenteur du plus grand capital social reconnaisse et accepte, dans un contexte donné, que d’autres manières de faire et d’être sont possibles et légitimes, sans que cela menace la culture institutionnelle en place, mais au contraire en visant à ce que cela l’enrichisse. Cette démarche interculturelle authentique qualifiée d’« interculturation » par Camilleri (1990) et par Temple et Denoux (2008), puis d’« acculturation » par Berry (2005) est une théorie interculturelle qui implique, dans la rencontre de deux cultures, des changements ou transformations à la fois psychologiques et culturels chez les personnes et les groupes en présence (structures sociales, institutions et pratiques culturelles) dans un processus d’accommodation mutuelle (Provencher, 2020). Cette transformation réciproque ne doit pas reposer que sur l’actant du groupe minoritaire, au risque d’être une assimilation comprise comme l’imposition ou la domination de la culture du groupe majoritaire sur le groupe minoritaire (Cohen-Emerique, 2011; Temple et Denoux, 2008). Selon ces auteurs, cette transformation devra se fonder sur la participation de tous les actants de cultures distinctes à la structuration de leur personnalité et à la construction de la communauté.

Outre sa prise de distance vis-à-vis de l’assimilation et de l’ethnocentrisme, il nous semble que la théorie interculturelle devra reconnaître ses limites (focalisation sur la culture avec oubli de la « race » en tant que construction sociale pour justifier les racismes, omission des rapports de pouvoir entre entités culturelles et raciales différentes), mais aussi les dépasser par la reconnaissance de la racisation et des rapports de pouvoir injustes et de ses dérives (racisme, stigmatisation, colonisation et exclusion) (Stanley, 2024). La racisation selon Jean-Pierre (2022) se comprend comme un processus social par lequel le groupe dominant « distingue, catégorise, hiérarchise et subordonne un autre groupe sur la base de traits physiques » (p. 509). Stanley (2020, 2022, 2024) théorise les processus de racisation comme un mécanisme crucial pour comprendre les racismes dans le cadre de la théorie antiraciste. Il la définit comme un processus anti-essentialiste où la « race » et les racismes sont socialement construits et idéologiquement divisés en fonction de caractéristiques supposément immuables et héréditaires (Stanley, 2024). Cette construction ne repose pas sur des réalités biologiques, mais sur des regroupements socialement imaginés, ce qui suggère que les identités racisées sont fluides et dépendent des contextes historiques, sociaux et politiques (Jean-Pierre, 2022; Madibbo, 2021; Stanley, 2000). Ces auteurs soulignent l'importance de reconnaître ces identités construites afin de contester et de démanteler les formes de racisme, à la fois individuelles, structurelles, systémiques et sociétales, qui préexistent à la notion de « race » (Stanley, 2024). Ce processus de racisation implique souvent la surveillance et la fixation de ces identités dans les normes sociétales, comme en témoigne l’exemple historique de la racisation des Chinois, citoyens canadiens, par John A. Macdonald pour les exclure du droit de vote au Canada ou l’exemple du système de pensionnats autochtones (Melançon, 2024; Stanley, 2000, 2014 et 2024).

Dans l’analyse de ce qui relève des personnes noires, la théorie interculturelle doit aussi postuler la TCR en tant que prise en compte de la dimension raciale pour une analyse plus équitable du phénomène d’insertion socio-professionnelle (Madibbo, 2021; Sall, Zellama, Piquemal et Huot, 2022; Thésée, 2021). Pour ces auteurs, la TCR se positionne pour dénoncer le racisme antinoir comme partie intégrante de la société, instrument de maintien des privilèges de blanchitude, pour dénoncer aussi le racisme différencié comme le fait de privilégier la personne blanche et de maintenir la noire dans des positions inférieures et pour dénoncer enfin la permanence du racisme et la superficialité de la lutte anti-raciste. Pour Asante (2000), Jean-Pierre et Collins (2022) et Thésée et Carr (2016), cette théorie voudrait aussi affirmer et revaloriser l’identité des personnes noires par leurs cultures et leurs épistémologies, défendre et promouvoir leurs compétences et savoirs, valoriser et valider leur narratif. La TCR, pour ces auteurs, accorde une place centrale à la conception de « race » que créent les racismes dans une dynamique de rapports de pouvoir, soutenue par une épistémologie de résistance, de dénonciation et de dé/re/co/construction.

Dès lors, il revient à l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire, confronté dans la rencontre avec d’autres actants à des enjeux de diversité, de langue, d’identités racisées et de cultures, comme le soulignent Jabouin et Duchesne (2018), à s’engager, en termes de rôles et de responsabilités, dans ce processus de dé/re/co-construction de ses représentations ainsi que de celles de la communauté éducative. Ainsi, notre recherche voudrait souligner, dans une démarche interculturelle authentique et interraciale, ce qui relève de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire.

Méthodologie : la métasynthèse « ouverte »

La posture épistémologique qui sous-tend notre recherche découle de notre question de recherche, qui ouvre à la construction de la réalité par des actants en situation, à la production du savoir en lien avec le contexte et aux expériences et interactions humaines formalisées dans les écrits (Creswell et Poth, 2007; Dionne, 2018). Ainsi, la métasynthèse « ouverte », qui s’inscrit dans le courant qualitatif/interprétatif, est la méthodologie que nous avons retenue pour répondre à notre question de recherche (Beaucher et Jutras, 2007). Cette métasynthèse se comprend à partir de la métasynthèse dite « qualitative. » Cette dernière provient de la méta-ethnographie de Noblit et Hare (1988) (Lachal, 2016; Zimmer, 2006). Elle se définit, selon Dujardin, Ferring et Lahaye (2014), comme une méthode de recherche qualitative, d’analyse secondaire, des corpus qualitatifs « rassemblant des connaissances sur un sujet défini […] en vue de les structurer conceptuellement […] pour de nouvelles perspectives interprétatives » (p. 699). Pour Lachal (2016), la métasynthèse qualitative se déroule en deux moments, souvent simultanés : la « revue de littérature qualitative sur une thématique donnée » (interrogation d’un vaste panel d’études de méthodes différentes sur un thème; sélection des études de manière ciblée ou raisonnée, selon des critères d’inclusion et d’exclusion définis à priori) et l’analyse des données, qui consiste en « une analyse interprétative des articles inclus » par la translation et l’argumentation (p. 24-25). Cependant, dans le cadre de cette étude, nous nous sommes démarqués d’une métasynthèse « qualitative » ayant pour objectif l’élaboration et l’explication d’une théorie et, pour base documentaire, des recherches uniquement qualitatives (Beaucher et Jutras, 2007), au profit d’une métasynthèse « ouverte », qui a pour objectif la conceptualisation et pour base documentaire aussi bien des recherches qualitatives que quantitatives et mixtes ainsi que d’autres corpus pour pallier le nombre limité de volume de données disponibles pour notre étude.

Nous avons suivi les 7 étapes de la procédure de la métasynthèse décrite par Lachal (2016) : définition de la question de recherche résumée dans les buts et objectifs, identification et sélection des études, évaluation de la qualité des études sélectionnées, analyse des articles et identification des thématiques, traduction des thématiques à travers les études, synthèse de la traduction et expression de la synthèse.

1) Nous avons souligné que notre recherche consistait à mettre en lumière ce qui relève des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire dans une démarche interculturelle et interraciale.

2) Nous avons effectué une recherche préliminaire (en combinant les concepts clés du titre de la recherche et leurs synonymes) à partir des moteurs de recherche Google Scholar, Eric, Education Source et Érudit, d’où nous avons présélectionné 226 études grâce à nos critères d’inclusion et d’exclusion (les recherches qualitatives, quantitatives ou mixtes, allant de 2001 à 2020, portant sur l’insertion d’enseignants, en lien ou non avec les immigrants, ainsi que les recherches qui abordent ou non les attentes, les attitudes, les comportements des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire en lien ou non avec l’interculturel et les identités racisées).

3) Nous avons évalué la qualité des études présélectionnées pour en retenir 52 (41 articles, 3 rapports, 5 mémoires de maîtrise et 3 thèses de doctorat), soit 1 provenant d’Australie, 42 du Canada, 5 d’Europe et 4 des États-Unis. À ces 52 documents, nous avons ajouté 12 documents généraux sur l’enseignant dans sa profession, soit 2 guides associatifs pancanadiens, 3 guides ministériels provinciaux (1 de l’Île du Prince Édouard, 1 de l’Ontario et 1 du Québec), 6 guides associatifs provinciaux (3 de l’Alberta et 3 de l’Ontario) et 1 guide d’un conseil scolaire de l’Alberta.

4) Finalement, nous avons collecté 64 documents pour notre analyse, soit 46 qualitatifs, 1 quantitatif, 3 mixtes et 14 non déterminés (voir Annexe 1).

5) Après avoir lu attentivement les études en lien avec notre cadre théorique, nous avons dégagé des thèmes ou idées clés (négocier sa place, changer de perspective dans le nouveau contexte, promouvoir et valoriser la diversité).

6) Nous avons procédé à leur translation dans chaque étude pour dégager leurs similitudes puis identifier, grâce à l’argumentation, les concepts à partir desquels l’on pourrait les regrouper.

7) Notre synthèse a consisté à regrouper les similitudes et à les interpréter pour dégager une proposition cohérente de 12 rôles des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, chacun avec sa description particulière et matérialisée par des responsabilités qui en découlent : gestionnaire, réflexif-analytique-critique, co-bâtisseur, motivateur, accompagnateur, apprenant, médiateur culturel, négociateur, collaborateur, modèle et porte-parole défenseur. Cependant, dans cet article, nous faisons le choix de ne présenter que les rôles de négociateur et de porte-parole défenseur avec leurs responsabilités, qui nous semblent plus pertinents pour les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire dans le contexte des diversités culturelles et raciales canadiennes.

Résultats

Le rôle de négociateur et ses responsabilités

Le rôle de négociateur est un ensemble de comportements de l’enseignant dans une position sociale qui, tout en le positionnant dans son nouveau milieu et en facilitant son insertion socioprofessionnelle, sollicitent positivement ses valeurs et représentations en les transformant dans un mouvement de va-et-vient avec celles attendues de ce nouveau milieu. Dès lors, afin de « répondre de soi », le négociateur doit continuellement réfléchir et analyser de façon critique ses pratiques (Duchesne, 2010; Niyubahwe, Mukamurera et Sirois, 2018), assumer sa méconnaissance du nouveau milieu puis s’approprier et se socialiser à l’organisation, à la culture institutionnelle, aux valeurs, aux règles de fonctionnement, aux politiques et aux attentes de ce milieu (Michalik, 2016; Morrissette, Demazière, Larose, Diédhiou et Arcand, 2019). En d’autres termes, il doit adapter et ajuster ses anciennes pratiques et représentations à celles du pays d’accueil (Duchesne, 2018). Cela implique pour l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire de transformer son identité, changer sa dynamique, s’aligner sur de nouvelles manières d’être enseignant, remanier ses anciens repères au profit de nouveaux (Abramova, 2011; Morrissette et al., 2019) et entrer dans le moule établi par ce nouveau contexte (Niyubahwe, Mukamurera et Sirois, 2018). L’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire doit déconstruire les représentations et connaissances de ses expériences antérieures pour en construire de nouvelles en fonction de son nouveau milieu (Abramova, 2011; Provencher, Lepage et Gervais, 2016). Il est de sa responsabilité de négocier sa place dans la communauté éducative du pays d’accueil (Duchesne, 2020) afin de « répondre aux besoins » des apprenants. Par exemple, il est de son ressort, en matière de langue française, d’ajuster son choix de vocabulaire ou de modifier son accent pour se faire comprendre et entendre des autres actants (Duchesne, 2008).

Pour « répondre devant », le négociateur doit participer activement aux programmes de formation proposés par le conseil scolaire ou la direction d’école, dont ceux sur l’insertion professionnelle, sur les compétences interculturelles et sur l’équité et la diversité, puis il doit adhérer aux conventions tacites locales pour ajuster ses anciens savoirs à ceux du pays d’accueil (Morrissette et al., 2020). Il est tenu de respecter les normes déontologiques et les codes de conduite d’exercice de la profession ainsi que les directives administratives et de satisfaire aux exigences professionnelles indiquées par les instances ministérielles provinciales, les associations fédérales et provinciales ainsi que les directives des conseils scolaires du milieu d’accueil (Morrissette, Arcand, Diéhdiou et Sèguéda, 2020).

Le rôle de porte-parole défenseur et ses responsabilités

Le rôle de porte-parole défenseur est un ensemble de comportements de l’enseignant qui, dans une position sociale donnée, favorisent la défense et la reconnaissance des minorités. De façon générale, pour « répondre de soi », il est du devoir du porte-parole défenseur de promouvoir une éducation équitable, une pédagogie interculturelle pertinente, d’aller à l’encontre des préjugés, de dénoncer les discriminations et de valoriser la diversité (Bauer et Akkari, 2016). Il doit, comme enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire, prendre conscience des représentations et identités racisées ainsi que prendre ses distances vis-à-vis de la victimisation, des jugements de valeur et de qualification hâtive de situations comme étant racistes (Gagnon et Duchesne, 2018). Il lui revient, par sa posture, de briser les barrières culturelles, de déconstruire les stéréotypes, les préjugés et les représentations associées à certaines communautés (Peeler et Jane, 2005). Il doit avoir un regard critique sur sa propre culture, sur ses compétences et sur la culture institutionnelle du pays d’accueil, puis il doit valoriser ses propres connaissances et son capital culturel antérieur dans la société d’accueil (Provencher, Lepage et Gervais, 2016). Pour « répondre aux besoins » des apprenants, le porte-parole défenseur doit prendre conscience et tenir compte des difficultés d’intégration et de la différence ethnoculturelle des apprenants, notamment de ceux issus de l’immigration (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2019). Il lui incombe encore de manifester un leadership pour les programmes culturellement inclusifs et pour les droits des apprenants issus de l’immigration, qui favorisent leur intégration et leur réussite scolaire (Bauer et Akkari, 2016). Il doit être sensible à tout ce qui peut exclure ou marginaliser les apprenants issus de l’immigration, tenir compte de leur diversité et de la pluralité du milieu, puis veiller à leur inclusion (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2013a).

Il revient aussi à l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire de soutenir les apprenants confrontés à des exclusions qui viennent des interactions liées à leurs identités racisées, linguistiques et culturelles, d’intercéder pour eux auprès des collègues et des autorités et de résoudre les conflits qui peuvent survenir entre ces apprenants, leurs parents et l’école (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2019).

Discussion

Le rôle et la responsabilité : une même réalité

Rôle et responsabilité se distinguent sur le plan épistémologique mais, sur le plan pratique, ces concepts sont complémentaires et indissociables, car ils sont appréhendés dans un ensemble d’interactions. En effet, tout rôle est associé à des responsabilités, de même qu’une responsabilité spécifie ou qualifie un rôle. Dès lors, en nous inspirant de Bosselut, Heuzé et Eys (2009) et de Coenen-Huther (2005) ainsi que des résultats de cette recherche, nous définissons le rôle socio-professionnel de l’enseignant·e, issu de l’immigration d’Afrique noire ou non, comme un ensemble organisé de responsabilités, la réponse d’un actant dans un contexte ou une position déterminée dans un ensemble d’interactions, se traduisant par un ensemble de comportements, d’attitudes ou d’attentes. La responsabilité est ainsi comprise comme la manifestation d’un rôle, c’est-à-dire la manière d’exercer un rôle dans une posture et un contexte.

Le rôle de négociateur au coeur de l’insertion professionnelle des enseignants issus de l’immigration d’Afrique noire

Les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire ne peuvent exercer un rôle sans les responsabilités de rôle propres au négociateur, qui se caractérisent par le fait d’assumer sa méconnaissance du nouveau milieu puis de déconstruire ses anciens repères et d’en construire de nouveaux (Morrissette et al., 2019; Provencher, 2020).

Dès lors, la négociation en tant que dé/re/construction, transformation de soi qui implique une remise en question de soi (Duchesne, 2010), est au coeur de tous les rôles de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire. Cependant, selon Madibbo (2021), tout laisse à penser, dans l’interculturalité et processus de racisation de l’autre, que cette transformation n’est qu’à sens unique, qu’elle n’est réservée qu’aux enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire et non aux actants du groupe majoritaire.

Le négociateur dans l’interculturalité authentique et la théorie critique de la race

Les responsabilités du rôle de négociateur, dans nos résultats, montrent aussi que les membres qui s’identifient à un groupe majoritaire, au travers d’un système éducatif reproduisant la culture et connaissance des systèmes coloniaux de blanchitude, attendent de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire voulant s’insérer dans une nouvelle culture, une certaine forme d’assimilation : se transformer et se laisser transformer, afin de transformer son identité et changer sa dynamique. Selon Duchesne (2017, p. 12), « il s’agit […] de se formater » à la culture et à l’identité du pays d’accueil, se taire, oublier sa culture et son identité racisée puis son capital antérieur pour être accepté dans le système et entrer dans le moule établi par le nouveau contexte : en d’autres termes, remanier ses anciens repères pour en acquérir de nouveaux, ceux du pays d’accueil et ainsi s’assimiler, pour être gardé et promu dans le système ou pour avoir une place dans le nouvel environnement professionnel. Selon Duchesne (2008), il s’agit par exemple, pour les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, « d’ajuster le choix de leur vocabulaire ou de modifier leur accent pour être compris » (p. 8).

Or, selon Cohen-Emerique (2011) puis Rocher et White (2014), une démarche interculturelle authentique implique des actants de la communauté éducative de reconnaître et d’accepter que d’autres manières de faire et d’être sont possibles et légitimes sans pour autant menacer celles en place. Cependant, le rôle de négociateur décrit dans nos résultats n’encourage que l’ajustement et le moulage de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire dans la culture de l’autre, sans favoriser une construction identitaire authentique pour une inclusion véritable (Madibbo, 2021).

De plus, en lien avec la TCR, dans la définition des responsabilités de rôle de négociateur attendues par ceux qui accueillent, c’est la centralité de la « culture » institutionnelle du groupe majoritaire blanc dans sa dimension assimilatrice et colonisatrice qui est marquée, niant l’existence des rapports de pouvoir dans l’insertion professionnelle des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire entre « Nous » (membres du groupe majoritaire blanc) et « Eux » (enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire), et oubliant par là-même les contextes et processus historiques, sociaux et institutionnels de racisation des autres citoyens non blancs du Canada (Madibbo, 2021; Thésée, 2021). Pour ces auteurs, l’exercice de ce rôle manifeste aussi la négation du capital antérieur des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire et valorise la déconstruction et la transformation à sens unique de ces derniers dans une perspective eurocentrique. En effet, le système scolaire public et ses programmes ont historiquement été conçus pour soutenir la vision eurocentrée d’un certain type d’État-nation et déterminer qui est ou n’est pas accueilli parmi ses citoyens (Madibbo, 2021).

Dès lors, cette négociation assimilatrice et colonisatrice teintée des racismes systémiques anti-Noirs (Madibbo, 2021) nous semble contraire d’une part aux changements réciproques prônés par l’interculturalité authentique (Cohen-Emerique, 2011) et d’autre part à l’émancipation des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire prônée par les théories critique de la race (Jean-Pierre et Collins, 2022; Thésée, 2021). En effet, dans nos résultats, il n’apparaît nulle part que les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire devraient valoriser leur capital identitaire ou dénoncer et résister aux injustices dont ils sont victimes à cause de leur appartenance à des groupes racisés et à leurs cultures. Ils devraient plutôt se soumettre au système en place, comme le confirment les enseignant-mentors dans la relation mentorale (Gagnon, Gravelle et Duchesne, 2015). Cette soumission des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire attendue des mentors du groupe majoritaire blanc semble aussi confirmer des rapports de pouvoirs injustes ainsi que l’absence de prise en compte de la voix des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire. Il apparaît aussi nullement que les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire doivent se démarquer des rapports de pouvoir en mentionnant eux aussi ce qu’ils attendent et veulent du groupe majoritaire blanc : tout semble se passer comme si ce n’était que les membres du groupe majoritaire blanc qui avaient la légitimité de la parole et le pouvoir de dire ce qu’ils attendent des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, sans que ces derniers puissent exprimer sans risquer d’être exclus de la communauté éducative ce qu’ils attendent du groupe majoritaire blanc dans leur insertion professionnelle (Madibbo, 2021; Sall et al., 2022). Il n’apparaît pas non plus que les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire doivent encourager les autres actants à comprendre leurs accents et à s’ajuster à leurs cultures et représentations : tout semble encore se passer comme si la négociation devait être seulement à sens unique (Madibbo, 2021). Dès lors, selon ces auteurs, il semble que tout fonctionne comme s’il n’y avait qu’une « culture » canadienne légitime dans les systèmes scolaires francophones, sans que les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire puissent apporter ou changer quelque chose au système en place.

Le porte-parole défenseur sous-valorisé

Le porte-parole défenseur a pour mission de favoriser la défense et la reconnaissance des minorités, de valoriser son capital identitaire et de promouvoir la diversité et l’inclusion pour participer au développement du pays d’accueil, puis implanter des programmes culturellement et ethniquement inclusifs (Potvin, 2017) et faciliter ainsi l’intégration et la réussite des apprenants issus de l’immigration (Niyubahwe et al., 2019; Bauer et Akkari, 2016). Cependant, comme le soutiennent Asante (2000), Jean-Pierre et Collins (2022) et Madibbo (2021), ce rôle doit être clairement défini. Selon ces auteurs, les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire ne doivent pas faire fi de leur racisation comme « immigrants noirs » ou « étrangers noirs » : d’ailleurs, il leur revient de clairement affirmer et (re)valoriser leurs identités de personnes noires par leurs cultures et leur vision du monde, puis de défendre et promouvoir leurs compétences et savoirs internationaux et cosmopolites (Tarc, Mishra-Tarc, Ng-A-Fook et Trilokekar, 2013). Selon Shields (2010), ceci implique que l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire, plus qu’un veilleur qui dénonce les injustices et y sensibilise, soit un leader transformatif ou de changement prônant l’inclusion des actants des groupes minoritaires, par la transformation de soi, des autres et des programmes.

Ce rôle de porte-parole défenseur nous paraît capital pour l’émergence d’un véritable changement des actants des communautés éducatives du pays d’accueil et le dépassement des injustices socio-professionnelles reliées aux identités culturelles et racisées. Cependant, ce rôle semble sous-valorisé par les institutions du système du groupe majoritaire blanc, puisque les responsabilités mentionnées font fi de la racisation, des rapports de pouvoir entre un « Eux », l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire dominé, et un « Nous », dominant, maître, possesseur et valideur, le groupe majoritaire blanc (Henry et al., 2017; Ibrahim, 2017; Ingabire, 2022; Villella, 2021). De plus, aucune responsabilité de rôle dans la modalité du « répondre devant » n’a été relevée dans notre recherche. Cette absence semble corroborer le fait qu’on n’attend pas de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire qu’il soit un porte-parole défenseur authentique de son « identité racisée » et de sa « culture, » mais plutôt un assimilé assimilant. Comme l’affirme Duchesne (2020), il s’agit davantage de « canadianiser » ces enseignants, voire de symboliquement « tuer l’étranger en eux » (p. 192), au lieu de les encourager, comme le suggèrent Arcand (2006) et Madibbo (2021), à valoriser leurs propres connaissances ainsi que leur capital culturel et linguistique, qui s’entrelacent avec leurs identités racisées. Il s’agit également de les inciter à s’engager dans une transformation des politiques et pratiques fondées sur l’assimilation, la racisation et des rapports de pouvoir injustes.

Conclusion

À partir d’une analyse systématique de la littérature par une métasynthèse « ouverte, » nous avons relevé ce qui est attendu de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire en lien avec l’interculturel et les processus individuel, systémique et sociétal de racisation. Ainsi, nous avons dégagé et décrit les rôles de négociateur et de porte-parole défenseur en soulignant certaines de leurs responsabilités. Nous avons montré que les concepts de rôle et de responsabilité sont indissociables et que le rôle de négociateur observé sous l’angle de la transformation de soi est au coeur de toutes les interactions des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire. Cependant, nous avons aussi saisi, à la lumière de l’interculturalité authentique et de la TCR, les limites des rôles de négociateur et de porte-parole défenseur en réponse aux racismes anti-Noirs. Elles résident dans la transformation à sens unique des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire, avec l’écueil de l’assimilation, de la focalisation et de la domination culturelle ainsi que dans les processus de racisation et, en retour, par l’utilisation des racismes anti-Noirs comme facteur discriminant de l’intégration professionnelle de l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire. Ces limites résident également dans l’absence d’encouragement envers le groupe minoritaire à promouvoir, à valoriser et à défendre son identité culturelle et raciale ainsi que ses compétences antérieures.

Ainsi, l’absence de prise en compte de ces limites dans l’exercice des rôles de négociateur et de porte-parole défenseur met en péril l’inclusion dans la communauté éducative francophone canadienne et une authentique démarche interculturelle et interraciale des enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire dans leur insertion professionnelle. Elle compromet aussi les chances de succès de l’insertion des élèves issus de l’immigration, qui dépend beaucoup de l’insertion professionnelle des enseignant·e·s issus de l’immigration, comme le soulignent Niyubahwe, Mukamurera et Sirois (2018). En effet, outre l’engagement de ces élèves dans leur succès ainsi que ceux des autres membres de la communauté éducative, leur succès découle aussi de la connaissance qu’ont les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire de ce qui leur incombe dans la mission éducative vis-à-vis d’eux-mêmes, des autres apprenants issus ou non de l’immigration et des institutions. D’où notre focalisation sur les enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire comme actants incontournables du succès des élèves issus de l’immigration par la mise en exergue de leurs rôles de négociateur et de porte-parole défenseur, avec les limites qui en découlent.

Ces limites conduisent à remettre en question les actants du groupe majoritaire blanc quant à leurs attentes vis-à-vis de enseignant·e·s issus de l’immigration d’Afrique noire. Elles permettent de repenser non seulement la manière dont ces enseignants doivent exercer leurs rôles de négociateur et de porte-parole défenseur, mais aussi ce qui est attendu. Il s’agit d’exercer ces rôles et responsabilités autrement, de manière à favoriser l’anti-racisme noir, la diversité, l’équité et l’inclusion, en se démarquant et en dénonçant l’assimilation, les processus de racisation et les rapports de pouvoir injustes et toutes les formes d’injustice. Cet exercice, pour Niyubahwe et al. (2018), n'implique pas seulement que l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire s’ouvre « aux membres de la communauté scolaire d’accueil et à leur culture », mais aussi que la société d’accueil accepte et reconnaisse l’étranger, l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire, par la valorisation de sa culture, la reconnaissance de ses contributions et compétences et la conscience des processus de racisation des identités (p. 28). Il est impératif, comme le soutient Dalley (2014), que la communauté éducative entre dans « un processus de co-construction faisant appel à l’interdépendance et au changement du soi et du statut quo » pour une transformation réciproque et authentique entre ses actants (p. 22). Ce processus passe, comme le soutiennent Tarc et al. (2013), par la promotion et de développement des manières d’être et de faire qui promeuvent « l’acception des différences et l’apprentissage de et à travers la différence » (p. 1).

Cette relation transformatrice réciproque implique que l’enseignant·e issu de l’immigration d’Afrique noire participe à la dé/re/co/construction de la société d’accueil et que le plus grand détenteur de capital social, l’hôte qui reçoit, conscient de l’interdépendance entre les actants de l’insertion professionnelle, se transforme aussi au contact de la différence et accueille l’étranger de façon inconditionnelle (Derrida et Dufourmantelle, 2014; Ibrahim, 2005; Ng-A-Fook, Oguanobi et Radford, 2020). Pour ces auteurs, il s’agit d’une hospitalité inconditionnelle : un impératif catégorique fondé sur une nouvelle conception de l’altérité, qui se démarque des lois conditionnelles, droits et devoirs, systèmes et normes concernant l’accueil de l’autre et son inclusion dans la communauté éducative francophone.

De plus, puisque certaines personnes continuent d’être socialement construites comme l’Autre racisé non blanc, nous devons être plus proactifs en offrant des opportunités de formation professionnelle aux membres de la communauté éducative. Cela leur permettrait d’adopter des approches anti-essentialistes qui dépassent certaines limites actuelles du cadre théorique interculturel. Nous estimons que la théorie critique de la race peut offrir des pistes pour aller au-delà de ces essentialisations « racistes » des enseignants de première génération issus d'Afrique.

Il nous semble que c’est au prix de cette ouverture radicale que la réussite de l’apprenant issu de l’immigration peut être assurée.